Par Jean Marc Sorel – Professeur à l’Université Paris 1 – Sorbonne
Le droit international est de nouveau sur le devant de la scène, et plutôt pour le pire. Chacun peut dénoncer les violations de ce droit dans la guerre menée par la Russie en Ukraine, et pointer son absence d’efficacité. Il faudrait néanmoins affiner et préciser que c’est le droit de l’ONU dans son versant sécuritaire qui est bafoué, et non l’ensemble du droit international, même s’il est indéniable que la Charte des Nations Unies contient bien les fondements de ce droit, à commencer par l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales qui figure au Panthéon des normes de jus cogens à l’article 2 de la Charte des Nations Unies.

Il ne s’agit pas d’ajouter une pierre à l’édifice des nombreuses proclamations à la suite de cette agression, mais de pointer quelques aspects juridiques que cette guerre met en évidence à travers trois questions récurrentes bien connues qui concernent l’ONU : le recours illicite à la force, le droit à l’autodétermination, et la gouvernance mondiale en matière de paix et de sécurité.

Pourquoi les effets de la résolution prise par l’Assemblée générale des Nations Unies à l’encontre de la Russie sont-ils très limités ?

Les réactions massives des organisations internationales à vocation universelle ou régionale (Union européenne, Conseil de l’Europe) ont été rapides et quasi-unanimes. Nous y ajouterons une saisine de la Cour internationale de justice par l’Ukraine – avec une demande d’indication de mesures conservatoires – pour dénoncer à la fois un potentiel génocide en cours mais aussi l’accusation fantaisiste de génocide portée par la Russie à l’encontre de l’Ukraine; ainsi que l’ouverture d’une enquête par la Cour pénale internationale, au statut de laquelle l’Ukraine n’est pas partie mais avec laquelle elle coopère (voir Article de J. Fernandez et M. Ubéda-Saillard sur notre Blog).

Tout semble en place pour une dénonciation unanime de ce qui est sans doute l’une des plus flagrantes violations de la Charte des Nations Unies depuis 1945. Le grain de sable réside dans l’impossibilité pour l’ONU d’aller plus loin. Armée de son veto, la Russie a logiquement bloqué une résolution du Conseil de sécurité le 25 février. Ce même Conseil a incité l’Assemblée générale à adopter de son côté une résolution pour dénoncer la situation en Ukraine. Chose faite d’une manière retentissante le 2 mars avec 141 pays en faveur de celle-ci demandant à la Russie de cesser d’utiliser la force en Ukraine (la Russie, la Biélorussie, la Corée du Nord, l’Érythrée et la Syrie ayant voté contre et 35 pays s’étant abstenus parmi lesquels de nombreux pays africains bénéficiant des mannes de la Russie). Une victoire donc (notamment comparée à celle moins nette du vote en 2014 au moment de l’annexion de la Crimée) pour cette résolution non obligatoire mais politiquement importante pour isoler la Russie. Ceci a permis de ressusciter le spectre de la célèbre résolution de 1950 qui avait permis temporairement à l’Assemblée générale de se saisir de la guerre en Corée, alors que l’URSS pratiquait la politique de la chaise vide au Conseil de sécurité. Avec cependant une différence importante : en 1950, le Conseil de sécurité avait déjà autorisé le recours à la force en l’absence de l’Union soviétique. Rien de tel aujourd’hui. L’Assemblée générale peut s’auto-féliciter, mais ne pourra guère aller plus loin.

Les prétendues sécessions en Ukraine relèvent-t-elles du pur droit interne de l’Ukraine ou justifient-elles une réaction de l’ONU ?

Le discret « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » dans la Charte des Nations Unies est devenu l’arme de la décolonisation, mais en limitant ce droit aux frontière héritées des prédécesseurs. Ceci permettait d’éviter d’ouvrir la boîte de pandore du remodelage des frontières à la suite de la décolonisation, mais bloquait également toute velléité de sécession en laissant cette question à la discrétion du droit interne de l’Etat concerné. Le droit international était écarté et ne pouvait se saisir de cette situation que si la sécession était victorieuse puisque se posaient alors les questions de la reconnaissance de la nouvelle entité par les autres Etats et de la succession avec l’Etat dont cette nouvelle entité s’était détachée.  Vigoureusement combattue au sein de l’ONU au nom de l’intégrité des Etats, la sécession reste le symbole d’un droit à l’autodétermination bien difficile à contrôler. Où l’arrêter ?

Comme elle l’avait fait en 2008 pour l’Ossétie du Sud et l’Abkhasie, républiques autoproclamées indépendantes après leur sécession de la Géorgie en 1992, la Russie a reconnu l’indépendance des républiques séparatistes du Donbass (Donetsk et Lougansk) en 2022, avant d’envahir l’Ukraine. Entre ces deux événements est intervenue la sécession-annexion de la Crimée en 2014. Là se situe sans doute la faiblesse passée dans les nécessaires réactions de l’ONU face à la Russie. Celles-ci furent feutrées dans le cercle inter-étatique, à commencer par l’Union européenne. Certes des sanctions économiques ont été prises, mais sans qu’elles portent au-delà du symbolique. Pourtant, le ver était dans le fruit. S’appuyant sur la volonté des russophones majoritaires en Crimée, la Russie a « aidé » à organiser un scrutin limité à la Crimée et dont le résultat ne pouvait qu’être positif.

Sommes-nous encore dans le droit interne ? Pour le moins, un cadre international – à défaut d’un droit – a progressivement émergé : la sécession doit être prévue dans la constitution (ce qui est rare), elle doit se dérouler pacifiquement, et elle doit être approuvée par l’ensemble de la population d’un Etat, et non par la seule région qui souhaite devenir indépendante ou souhaite son rattachement à un Etat voisin. Ces conditions n’étaient pas réunies en Crimée, sans qu’on s’en émeuve outre mesure, parfois en approuvant ce référendum au prétexte que la population de Crimée y était favorable (ce qui est vrai) ou que le rattachement de cette province à l’Ukraine est récent (1954). Mais le temps ne fait rien à l’affaire. L’éclatement de l’URSS a fait émerger 15 Etats indépendants dans les frontières héritées des divisions antérieures. Il revenait à l’ONU de le rappeler fermement à la Russie au nom de l’intégrité de l’Ukraine, et ce bien avant 2022. L’étanchéité entre le droit interne et le droit international était devenue illusoire.  A partir du moment où le processus de sécession ne résulte pas d’événements purement internes, mais a été initié et soutenu par un Etat étranger sans aucune concertation avec l’Etat concerné – en l’espèce l’Ukraine – et dans l’objectif d’une annexion, il est illusoire et hypocrite de considérer qu’il s’agit d’affaires purement internes. Ce sera d’autant plus illusoire si la Russie met à exécution sa menace d’annexer purement et simplement l’Ukraine, Etat membre des Nations Unies depuis 1945. En effet, ironie de l’histoire, l’Ukraine est membre de l’ONU depuis 1945, Staline ayant obtenu trois sièges pour l’Union soviétique (celui de l’URSS, de l’Ukraine et de la Biélorussie).

La crise en Ukraine discrédite-t-elle définitivement l’ONU ?

La Charte des Nations Unies est une vieille dame mais qui a miraculeusement gardé la silhouette de sa jeunesse, voire de sa naissance. Le système de gouvernance en matière de paix et de sécurité est resté aux mains des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. On peut vivre ainsi heureux et en pleine santé ou être un jour rattrapé par l’âge. En l’espèce, la guerre en Ukraine donne un incontestable « coup de vieux » au schéma voulu après la deuxième guerre mondiale, même si les effets de l’âge ont longtemps été occultés.

Lorsqu’on enseigne le droit international, il est toujours possible de défendre la Charte des Nations Unies et sa structuration particulière en arguant que l’interdiction du recours à la force entre les Etats présente un bilan positif (et l’on pointe aisément les conflits infra ou trans-étatiques comme étant largement majoritaires aujourd’hui), ou qu’à défaut de trouver la clef pour réformer la Charte sans l’aval des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, l’équilibre créé est resté précaire mais acceptable. Cet équilibre a en réalité toujours été précaire mais la guerre froide a permis de l’occulter, et l’éphémère euphorie de l’après-guerre froide n’a pas permis de le bouleverser. Des brèches sont de nouveau rapidement apparues puisque, entre autres exemples, la question du Kosovo a fait l’objet d’une validation contestable et a posteriori des bombardements effectués par l’OTAN en 1999 – ce qui constitue sans doute le point de départ de l’attitude ultérieure de la Russie -, les Etats-Unis et le Royaume-Uni sont intervenus en Irak sans l’aval du Conseil de sécurité en 2003, et la Russie transforme désormais ces brèches en gouffre béant. Question lancinante donc : pourquoi la Russie respecterait-elle des principes transgressés par d’autres avant elle, y compris par des membres permanents du Conseil de sécurité ? Les prétextes sont certes largement imaginaires, mais ceux invoqués par les Etats-Unis pour intervenir en Irak en 2003 ne l’étaient pas moins. Ceci n’excuse nullement la Russie, mais met l’ONU face à ses propres turpitudes, ou plutôt face à son propre système autobloquant, voulu comme tel en 1945.

La fin d’une époque ? Sans doute pas immédiatement puisque chaque étudiant, aussi âgé soit-il aujourd’hui, a entendu parler de la réforme du Conseil de sécurité, des multiples projets et versions de celle-ci, bref d’un serpent de mer que l’on passe sous silence découragé d’en rappeler les frasques.

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