Par Antoine Gouëzel, Professeur de droit privé et sciences criminelles, Université de Rennes 1, Chargé de mission à la Direction des affaires civiles et du Sceau

Par une décision du 18 mai 2021 (n° 71552/17), la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) affirme que l’Islande n’a pas violé le droit au respect de la vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention, en refusant de transcrire sur ses registres d’état-civil l’acte de naissance d’un enfant né d’une gestation pour autrui réalisée aux États-Unis et dépourvu de lien biologique avec les parents d’intention.

Quels sont les faits de l’affaire ayant donné lieu à la décision de la Cour EDH ?

Un couple marié de femmes islandaises a recours à une gestation pour autrui aux États-Unis, une telle convention étant prohibée dans leur pays. Un garçon naît en 2013 qui n’a de lien biologique avec aucune des deux femmes. L’acte de naissance indique les deux femmes comme parents, la mère porteuse renonçant quant à elle à ses droits sur l’enfant. Le couple revient en Islande avec l’enfant et demande la transcription de l’acte sur les registres d’état civil locaux, ce qui est refusé. Faute de lien de filiation, l’enfant est déclaré mineur non accompagné et un « legal guardian » est désigné, lequel confie l’enfant aux deux femmes en tant que famille d’accueil. L’enfant obtient tout de même la nationalité islandaise en 2015 à la suite d’une modification législative. Les deux femmes initient une procédure d’adoption de l’enfant ; cependant, elles divorcent avant que celle-ci n’aboutisse. L’enfant continue à être confié aux deux femmes qui se partagent sa garde.

Elles contestent le refus de transcrire l’acte de naissance sur les registres islandais et de les reconnaître comme mères de l’enfant. La juridiction de première instance puis la Cour suprême islandaise rejettent leur demande : les liens de filiation ont été établis contrairement aux principes fondamentaux du droit islandais de la famille, qui prohibe la gestation pour autrui et prévoit que la mère est la femme qui accouche de l’enfant. On voit donc que le droit islandais est très proche du droit français. Les femmes et l’enfant forment un recours devant la Cour EDH.

Quel est le contenu de la décision de la Cour EDH ?

La Cour commence par reconnaître l’existence d’une vie familiale entre les deux femmes et l’enfant. La solution est conforme à la jurisprudence antérieure : même s’il n’existe pas de lien biologique entre eux, et même si l’existence d’un lien juridique est incertaine au regard du droit islandais, le fait que les deux femmes se soient occupées de l’enfant depuis sa naissance est suffisant pour caractériser la vie familiale.

Dès lors que la vie familiale est établie, le refus de reconnaître le lien de filiation entre les demandeurs est-il conforme à l’article 8 de la Convention ? Les deux premières étapes du contrôle de la Cour sont comme souvent une formalité : l’atteinte est bien prévue par la loi ; et elle poursuit un but légitime, à savoir la protection des droits des mères porteuses et des enfants. Mais l’atteinte est-elle proportionnée ? Les juges européens mettent en avant plusieurs éléments pour répondre par l’affirmative : tout d’abord, l’État islandais n’a pas fait obstacle à la vie familiale entre les demandeurs mais l’a, à l’inverse, sécurisée puisque l’enfant a été confié aux deux femmes en tant que famille d’accueil ; ensuite, l’enfant a bien obtenu la nationalité islandaise ; enfin, l’adoption par l’une des deux femmes reste envisageable.

La Cour en conclut que l’absence de reconnaissance d’un lien de filiation formel a réalisé un équilibre acceptable entre le droit à la vie privée des demandeurs et l’intérêt général que l’État islandais cherche à protéger en prohibant la gestation pour autrui.

Quelles leçons est-il possible de tirer de cette décision ?

Tout d’abord, cette décision confirme l’importance que les juges européens attribuent au lien biologique : c’est parce que l’enfant n’est biologiquement lié à aucune des deux femmes que le refus d’établir le lien de filiation n’est pas contraire à l’article 8 de la Convention. On retrouve là une solution déjà retenue dans la célèbre décision Paradiso et Campanelli rendue par la grande chambre en 2017 (24 janvier 2017, n° 25358/12) : dans cette affaire, l’Italie avait eu une réaction encore plus vigoureuse que l’Islande, puisqu’elle avait purement et simplement retiré l’enfant aux parents d’intention pour le confier à l’adoption d’un tiers. C’est une différence majeure avec l’affaire Mennesson, dans laquelle l’enfant était lié biologiquement au père d’intention.

Ensuite, dans cette dernière affaire, la Cour EDH dans son avis consultatif de 2019 avait finalement imposé que le lien de filiation soit établi à l’égard de la mère d’intention, alors même que l’enfant n’avait pas été conçu avec ses gamètes : ce lien, légalement établi à l’étranger, doit pouvoir « être reconnu au plus tard lorsqu’il s’est concrétisé » (10 avril 2019, n° P16-2018-001). L’arrêt commenté réalise-t-il un recul sur ce point ? Le lien avec les mères d’intention avait été légalement établi à l’étranger ; il s’était concrétisé puisqu’elles élèvent l’enfant depuis de nombreuses années ; pourtant, l’Islande n’est pas condamnée. Il serait cependant hâtif d’y voir un revirement de jurisprudence : outre que cet arrêt n’a été rendu que par une formation de chambre, la situation de fait est différente puisqu’aucun des deux parents d’intention n’est ici parent biologique. De plus, la Cour évoque la possibilité pour l’une des deux femmes de demander l’adoption de l’enfant ; cet élément est « pris en compte » sans que l’on sache dans quelle mesure il est décisif. La portée précise de l’arrêt est donc difficile à déterminer.

Par ailleurs, la Cour rappelle l’importance qu’elle accorde également à la situation concrète dans laquelle se trouvent les parents d’intention et l’enfant. Elle insiste ainsi sur le fait que les femmes avaient pu élever l’enfant et qu’il n’y avait pas d’obstacles pratiques les ayant empêchés de jouir de leur vie familiale. La solution est classique : on se souvient que dans l’arrêt Mennesson (26 juin 2014, n° 65192/11), la Cour EDH avait rejeté le grief tiré d’une atteinte au droit au respect de la vie familiale car les demandeurs pouvaient vivre ensemble en France dans des conditions globalement comparables à celles dans lesquelles vivent les autres familles et qu’il n’était pas fait état de difficultés insurmontables.

Enfin, cette décision confirme que la solution retenue par la Première chambre civile depuis son arrêt du 18 décembre 2019 (n° 18-11.815 et n° 18-12.327), et répétée à plusieurs reprises depuis, va au-delà des exigences de la Cour EDH : celle-ci n’impose nullement une transcription systématique de l’acte de naissance étranger. L’évidence mérite d’être rappelée : les États sont libres de prohiber la gestation pour autrui ; ils poursuivent ce faisant un but légitime, lequel justifie des atteintes proportionnées au droit au respect de la vie privée et familiale. Le projet de loi bioéthique, qui dans son dernier état entend briser partiellement la jurisprudence de la Cour de cassation, serait ainsi indiscutablement conforme aux exigences de la Cour EDH.

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