Par Marie-Laure Basilien-Gainche, Professeur des Universités en Droit Public, Université Jean Moulin Lyon III, Membre honoraire de l’Institut Universitaire de France

Dans une décision rendue le 2 juillet 2020 (Cour EDH, 2 juillet 2020, N.H. & alii c. France, Req. n° 28820/13, 75547/13 & 13114/15), la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après Cour EDH) a condamné la France pour violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après CEDH). Elle estime que les autorités françaises ont manqué à leurs obligations prévues par le droit interne à l’égard de ressortissants de pays tiers ayant sollicité la protection internationale. En effet, aux yeux du juge de Strasbourg, les autorités françaises « doivent être tenues pour responsables des conditions dans lesquelles ils se sont trouvés pendant des mois, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels et dans l’angoisse permanente d’être attaqués et volés » ; et les requérants doivent être regardés comme « victimes d’un traitement dégradant témoignant d’un manque de respect pour leur dignité » (§ 184).

Pourquoi la France a-t-elle été condamnée par la Cour de Strasbourg dans l’affaire N.H. ?

La France a été condamnée parce qu’elle a laissé des demandeurs d’asile sans hébergement et sans ressources, les délaissant dans un dénuement extrême pendant de longs mois. La Cour EDH avait déjà eu à se prononcer sur ces affaires similaires concernant la France. Elle avait considéré dans son arrêt phare Khan que le fait de délaisser pendant six mois dans la « jungle » de Calais un mineur afghan de 11 ans était constitutif d’un traitement dégradant (Cour EDH, 28 février 2019, Khan c. France, Req. n° 12267/16 ; voir Marie-Laure Basilien-Gainche, « Children of Men. Comments on the ECtHR’s Judgment in Khan v. France », Verfassungblog, 12 mars 2019). Il convient de relever que le Conseil d’Etat semble avoir intégré les exigences rappelées par la Cour dans cet arrêt Khan, quand il affirme que « Le manquement ainsi commis par le préfet de la Loire-Atlantique à son obligation d’assurer à Mme A… et à ses deux enfants, selon leurs besoins et leurs ressources, des conditions d’accueil comprenant l’hébergement, la nourriture et l’habillement est constitutif d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat » (CE, 8 juillet 2020, Req. 425310, § 7).

En revanche, la Cour EDH avait estimé à l’inverse que le fait de laisser 40 nuits sans hébergement un mineur isolé étranger, considéré comme majeur par les autorités françaises, ne violait pas la Convention et son article 3 (Cour EDH, 10 octobre 2019, M.D. c. France, Req. n°50376/13). Dans sa décision rendue le 2 juillet dernier, la Cour EDH a jugé que la situation de très grande précarité des requérant qui étaient majeurs et isolés au moment des faits atteignait le seuil de gravité nécessaire pour constituer un traitement dégradant. Pourquoi ? Parce que, pendant plusieurs mois, ils sont restés sans hébergement et sans ressources, et ont vécu dans la peur d’être arrêtés et renvoyés vers leur pays d’origine, car les autorités ne leur avaient pas donné les documents pouvant justifier leur qualité de demandeur d’asile. En effet, les demandeurs d’asile ne peuvent pas travailler. Ils dépendent donc totalement des aides prévues en matière d’hébergement et de ressources, aides dont ils n’ont pas bénéficié immédiatement.

Pourquoi les demandeurs d’asile se trouvent-ils dans une telle situation de dénuement ?

C’est le jeu de délais qui s’enchaînent dans les procédures de traitement des demandes d’asile qui est à l’origine de la grande précarité dans laquelle se trouvent nombre de demandeurs d’asile en France. Non seulement les délais sont nombreux, mais aussi leur durée maximale prévue par la loi est bien souvent dépassée par les administrations : délai d’examen de la demande d’admission au séjour au titre de l’asile ; délai d’enregistrement de la demande d’asile par la préfecture ; délai d’obtention du récépissé de dépôt de la demande d’asile ; délai d’obtention de l’autorisation provisoire de séjour au titre de l’asile ; délai de versement de l’allocation prévue ; délai concernant d’examen de la demande d’asile. C’est pourquoi les ressortissants de pays tiers qui sollicitent la protection internationale doivent attendre des mois avant de bénéficier de conditions de vie décentes. Si la Cour de Strasbourg estime que l’article 3 de la Convention n’impose pas aux États de garantir un droit au logement et un versement des aides, elle rappelle que la France est tenue par son droit national, issu de la transposition des directives européennes « Accueil » et « Procédures ». Plus encore, elle renvoie à l’arrêt du Conseil d’État qui affirme que le respect des délais dans les procédures de traitement des demandes d’asile est une obligation non pas de moyens mais de résultat (CE, 28 décembre 2018, Req. n° 410347). Elle met donc le Conseil d’État face à ses propres contradictions, lui qui considère de manière constante qu’un délai de trois mois pour enregistrer une demande d’asile est raisonnable eu égard aux moyens insuffisants dont disposent les administrations (Conseil d’État, 10 mai 2012, Req. n° 358828).

L’arrêt de la Cour peut-il donc être regardé comme positif ?

Certes la décision de la Cour EDH peut être appréhendée comme une victoire pour la garantie des droits fondamentaux des migrants. Pourtant, elle laisse le lecteur insatisfait. La Cour de Strasbourg reste bien silencieuse devant les dispositifs nationaux qui créent en pratique des échelles de vulnérabilité entre demandeurs d’asile. En effet, la priorité est donnée en matière d’hébergement aux familles, aux parents isolés avec enfants, aux personnes âgées, aux personnes atteintes de pathologies lourdes. Or, ceci découle directement du choix politique d’un sous-dimensionnement structurel du dispositif national d’asile sur lequel la Cour ne veut pas se prononcer (Karine Parrot, Carte blanche. L’État contre les étrangers, Paris, La Fabrique, 2019).