Par Emanuel Castellarin, Professeur à l’Université de Strasbourg

La France a annoncé la fourniture d’armes à l’Ukraine à la suite de l’agression de la part de la Russie, comme d’autres États occidentaux l’ont fait avant et après le 24 février. Comme annoncé à l’issue du Conseil de défense du 28 février, ce choix s’inscrit désormais dans le cadre des décisions du même jour du Conseil de l’Union européenne, qui a adopté une série de mesures de réaction à l’agression.

Comment qualifier la fourniture d’armes du point de vue du droit international ?

Dans l’affaire relative aux activités militaires et paramilitaires au Nicaragua, la Cour internationale de Justice a été confrontée à la fourniture d’armes par les États-Unis aux contras, un groupe rebelle actif au Nicaragua. Elle a exclu que la fourniture d’armes puisse être qualifiée d’agression armée, mais elle a affirmé qu’on peut y voir une menace ou un emploi de la force (§ 195). En effet, contrairement au simple financement, « le fait d’armer et d’entraîner [un groupe rebelle] peut assurément être considéré comme impliquant l’emploi de la force » (§ 228). Si cette qualification était aussi retenue pour la fourniture d’armes à l’Ukraine, cela signifierait que plusieurs États occidentaux sont déjà en train d’agir contre la Russie en légitime défense collective, sans que les parlements et l’opinion publique en aient pleinement conscience.

En réalité, l’analyse de la CIJ n’est pas applicable au conflit armé international en cours en Ukraine. L’armée ukrainienne a le plein contrôle, ponctuel et global, de ses actions, si bien qu’on ne peut pas analyser la fourniture d’armes un emploi indirect de la force par les États occidentaux contre la Russie. Toujours est-il que, par la fourniture d’armes, les États occidentaux apportent aide et assistance à l’emploi de la force de la part de l’Ukraine. Il ne s’agit pas d’un choix anodin : bien qu’orientée vers la défense, la fourniture d’armes létales implique leur utilisation dans des attaques.

Du point de vue du droit coutumier des conflits armés, la fourniture d’armes est incompatible avec le statut de neutralité en ce qui concerne le conflit armé international entre la Russie et l’Ukraine. Cependant, cela signifie simplement que les États qui fournissent des armes ne peuvent pas se prévaloir des droits des États neutres, par exemple celui d’obtenir la réparation d’éventuels dommages collatéraux subis en raison d’un bombardement sur le territoire d’un État partie au conflit. En revanche, la perte du statut d’États neutres au conflit en Ukraine ne signifie pas que ces États sont devenus parties au conflit. Cette situation, qui impliquerait notamment le droit de la Russie de cibler les forces armées de ces États, ne se produirait que si celles-ci prenaient directement part aux hostilités. Par exemple, tel serait le cas des actions éventuellement mises en œuvre pour faire respecter une prétendue zone d’exclusion aérienne, option expressément écartée.

Est-ce un comportement internationalement licite ?

On peut d’abord écarter une violation du Traité sur le commerce des armes (art. 6), auquel sont parties notamment les États membres de l’Union européenne. Le transfert d’armes à l’Ukraine ne méconnaît aucune résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies ou aucun accord international. En outre, le transfert d’armes est interdit lorsque l’État qui l’envisage « a connaissance, lors de l’autorisation, que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre » un génocide, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre. En l’état actuel, il n’y a pas d’indices en ce sens, ni en ce qui concerne l’armée ukrainienne ni en ce qui concerne les « milices d’autodéfense » auxquelles l’armée ukrainienne fournit des armes. D’ailleurs, les deux décisions par lesquelles l’Union européenne a décidé de financer la fourniture d’armes prévoient la conclusion des « arrangements nécessaires avec le bénéficiaire [l’Ukraine] pour s’assurer que celui-ci respecte le droit international », sous peine de suspension et à la cessation du soutien (art. 3).

La licéité de la fourniture d’armes doit aussi être appréciée à l’aune de la Charte des Nations Unies et du droit coutumier. Bien que dépourvue d’effet obligatoire et silencieuse sur la fourniture d’armes, la résolution ES-11/1 du 2 mars 2022 de l’Assemblée générale des Nations Unies est importante : l’adoption d’une résolution par le Conseil de sécurité ayant été empêchée par le véto russe, il s’agit de l’interprétation authentique de la Charte, objectivement valable pour tous les membres. Saisie par le Conseil de sécurité et agissant dans le cadre de la résolution « Union pour le maintien de la paix », l’Assemblée générale a notamment qualifié le comportement russe d’agression. Par conséquent, l’Ukraine agit indéniablement en légitime défense. L’emploi de la force de sa part est licite (art. 51 de la Charte des Nations Unies) et ne peut pas engager sa responsabilité (art. 21 des articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite), ni celle des États qui l’aident et l’assistent. Dans la mesure où l’emploi des armes vise uniquement à aider la légitime défense de l’Ukraine en tant qu’État agressé, reste limité au territoire ukrainien et ne vise pas à porter atteinte à l’indépendance politique d’autres États, l’art. 2 § 4 de la Charte n’est pas méconnu. La fourniture d’armes à l’Ukraine est donc licite, voire encouragée par le droit international : selon l’art. 41 § 1 des articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, les États doivent coopérer pour mettre fin, par des moyens licites, à toute violation grave d’obligations découlant de normes impératives, comme l’interdiction de l’agression.

Quelles peuvent être les conséquences de la fourniture d’armes ?

La licéité de la fourniture d’armes en vue d’autres objectifs que la légitime défense, comme un changement de gouvernement à Moscou, serait douteuse sous l’angle de l’art. 2 § 4 de la Charte. Certes, même si la fourniture d’armes à l’Ukraine était considérée illicite, selon le droit de la responsabilité internationale les contre-mesures russes ne pourraient pas comprendre la menace ou l’emploi de la force incompatible avec la Charte (art. 50 § 1, a des articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite). Cependant, en cas de violation de l’intégrité territoriale de la Russie, celle-ci emploierait probablement la force en invoquant son droit de légitime défense, à tort ou raison (il faudrait vérifier s’il s’agit bien d’une agression armée, comme exigé par l’art. 51 de la Charte). Le cas limite de l’éventuelle utilisation des armes occidentales en Crimée illustre les controverses qui pourraient surgir à l’avenir. L’on sait que cette région a été annexée illégalement par la Russie, si bien qu’une tentative de reprise armée par l’Ukraine constituerait en principe une action de légitime défense, que les armes occidentales pourraient aider à accomplir sans méconnaître le droit international.

Cependant, au vu de son droit interne, la Russie ne peut qualifier ce comportement (à tort, du point de vue du droit international) que comme une violation de son intégrité territoriale, incompatible avec la Charte. A quelques nuances près, des considérations analogues s’appliquent aux républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, dont la récente reconnaissance en tant qu’États par la Russie a été condamnée par l’Assemblée générale des Nations Unies. En pratique, d’éventuels différends entre la Russie et les États fournisseurs d’armes pourront-ils être réglés de manière pacifique, comme exigé par l’art. 33 de la Charte ? Même si les États fournisseurs d’armes ne sont pas parties au conflit ukrainien, il ne peut pas être exclu qu’ils le deviennent malgré eux. La fourniture d’armes à l’Ukraine manifeste (et entraîne) une forte solidarité politique, mais impose aussi la plus grande vigilance.

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