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La fourniture d’armes à l’Ukraine : quel cadre en droit de l’Union européenne ?

Par Emanuel Castellarin – Professeur à l’Université de Strasbourg

La France a annoncé la fourniture d’armes à l’Ukraine à la suite de l’agression de la part de la Russie, comme d’autres États occidentaux l’ont fait avant et après le 24 février. Comme annoncé à l’issue du Conseil de défense du 28 février, ce choix s’inscrit désormais dans le cadre des décisions du même jour du Conseil de l’Union européenne, qui a adopté une série de mesures de réaction à l’agression.

Quel est le rôle de l’Union européenne dans le contrôle des exportations d’armes en général ?

L’article 346 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne reconnaît la spécificité du commerce d’armes : en la matière, tout État membre peut adopter des mesures qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité. En tant que question de politique étrangère (art. 24 §1 du Traité sur l’Union européenne), le commerce d’armes relève de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), qui comprend une Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Les pratiques institutionnelles et les cadres juridiques nationaux sont partiellement divergents. Par exemple, le contrôle parlementaire est particulièrement étendu en Allemagne (notamment par la discussion de motions parlementaires) ou en Suède (par les avis du Conseil du contrôle des exportations), alors qu’en France le contrôle des exportations d’armes est essentiellement effectué sur le plan administratif, par la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (on peut espérer que le conflit actuel contribuera à impliquer davantage le Parlement aussi à l’avenir). Les approches des États membres à chaque situation ne sont pas toujours complètement alignées, comme illustré par l’interruption de la fourniture d’armes à l’Arabie Saoudite par l’Allemagne et par les Pays-Bas, mais non par la France. Toutefois, la position commune 2008/944/PESC du Conseil établit des critères généraux qui visent une certaine convergence. En particulier, ces critères comprennent le refus d’exportations susceptibles de provoquer ou de prolonger des conflits armés, ou d’être utilisées de manière agressive. Le préambule de la position commune rappelle également que les États ont le droit de transférer des moyens de légitime défense.

Quel est le rôle de l’Union européenne dans la fourniture d’armes à l’Ukraine ?

A la demande de l’Ukraine, le 28 février le Conseil a adopté deux décisions PESC (2022/338 et 2022/339) portant financement de la fourniture d’armes à l’Ukraine. Le financement s’effectue par la Facilité européenne pour la paix (FEP), établie en mars 2021 par la décision (PESC) 2021/509. La FEP remplace deux fonds préexistants (le fonds Athena et la Facilité de soutien à la paix pour l’Afrique) pour financer les opérations dans le cadre de la PESC ou, comme dans ce cas, le renforcement des capacités d’États tiers. Il s’agit d’un fonds extrabudgétaire financé par des contributions étatiques selon la clé du produit national brut, car les dépenses opérationnelles dans le domaine de la défense ne peuvent pas être financées par le budget de l’Union (art. 41 § 2 du Traité sur l’Union européenne, TUE).

Il ne s’agit pas d’achats groupés d’armes par l’Union : le financement est effectué sous forme de remboursement aux États membres qui fournissent leurs armes à l’Ukraine. En effet, l’exécution des tâches de la politique de sécurité et de défense commune repose sur les capacités (c’est-à-dire sur le potentiel militaire) des États membres (art. 42 § 1 du TUE). Les États membres restent libres de fournir à l’Ukraine des armes non financées par la FEP. Il reste aussi entendu que les décisions de l’Union n’obligent pas tel ou tel État membre à fournir certaines armes en particulier. En pratique, les États membres coordonnent, aussi à partir d’un hub en Pologne, leurs fournitures d’armes selon les besoins exprimés par l’Ukraine. L’acheminement des armes jusqu’à la frontière ukrainienne (la livraison aérienne ou maritime est impossible sans l’emploi de la force) et le transfert à l’armée ukrainienne (selon des modalités inévitablement secrètes) reposent sur les États membres concernés. C’est ainsi, par exemple, que la Hongrie a refusé le passage sur son territoire, officiellement en raison de la crainte d’éventuelles rétorsions sur la minorité hongroise en Ukraine.

Dans quelle mesure ces décisions de fournir des armes à l’Ukraine sont-elles inédites ?

Les décisions du 28 février ne sont pas les premières adoptées dans le cadre de la FEP. Par exemple, la fourniture d’armes non létales à l’Ukraine (comme aussi à la Géorgie, à la Moldavie, etc.) a déjà été financée par l’Union européenne en 2021. La nouveauté tient au financement, par la décision (PESC) 2021/338, d’« armes destinées à libérer une force létale », en l’occurrence à hauteur de 450 millions d’euros (en outre, 50 millions supplémentaires sont consacrés à des équipements non létaux). La principale nouveauté de la FEP par rapport aux dispositifs antérieurs est précisément la possibilité de financer des armes létales. Il est remarquable que le Conseil ait pu atteindre l’unanimité requise, qui plus est dans un délai très rapide. Conformément à l’art. 31 § 1 TUE, la décision relative à la FEP (art. 5 § 3) permet à chaque État membre de s’abstenir lors de décisions ponctuelles et de ne pas participer au financement de la fourniture d’armes létales. Cette position ne fait pas obstacle à l’unanimité, sauf si elle est adoptée par au moins un tiers des États membres. Ne s’agissant pas d’un acte législatif, le Conseil n’est pas tenu de rendre public le résultat du vote. Toutefois, il est certain que certains États membres  ont exercé leur faculté d’ « abstention constructive » (l’Autriche, l’Irlande et Malte pour ne pas déroger à leur politique de neutralité permanente ; peut-être la Hongrie, dont la position n’est pas totalement claire).

De manière plus générale, en dépit de l’importance politique de la réponse européenne à la crise ukrainienne, il ne faut pas voir dans les récentes décisions une transformation radicale des structures de la PSDC. Par exemple, les décisions adoptées dans le cadre de la FEP ne sont pas applicables au Danemark, qui ne contribue pas au volet militaire de la PSDC (art. 5 du protocole 22 annexé aux traités et art. 5 § 4 de la décision (PESC) 2021/509). En outre, les décisions du 28 février n’exigent pas de modifications législatives nationales d’envergure, même dans des États membres qui ont traditionnellement une politique restrictive en la matière. Par exemple, la loi italienne sur l’exportation d’armes n’interdit pas d’assister les États qui agissent dans le cadre de la légitime défense (art. 1 § 6, (a) de la loi sur le contrôle des exportations des armes). Il en va de même pour les principes politiques du gouvernement fédéral allemand relatifs à la mise en œuvre de la loi sur le contrôle des armes de guerre. Reste que, concernant en particulier l’Allemagne, jusqu’à présent cette faculté n’a été utilisée que de manière exceptionnelle. Les évolutions récentes ouvrent la voie à des modifications de la loi sur les armements, qui étaient déjà envisagés avant le conflit ukrainien.

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