Par Jean-Eric Schoettl, Conseiller d’État honoraire, ancien Secrétaire général du Conseil constitutionnel, et Pierre Steinmetz, Préfet honoraire, Membre honoraire du Conseil constitutionnel

Il n’y a ni gouvernement fonctionnel, ni administration viable si les décisions prises par les autorités ne sont pas suivies d’effet. Le pouvoir exécutif doit pouvoir compter sur un relais local efficace, visible et capable de prendre les multiples initiatives et d’opérer les multiples ajustements qu’exige chaque situation locale, car tout ne peut pas être décidé, et moins encore, mis en œuvre depuis Paris. Il faut qu’il y ait localement une autorité apte à répondre aux commandes passées par le pouvoir central, comme aux réactions du corps social. Apte au sens juridique comme au sens moral et intellectuel. On nous pardonnera ce truisme. Mais c’est le point de départ de toute réflexion sur les conditions d’existence d’une fonction préfectorale.

Un corps préfectoral éteint mais une fonction préfectorale préservée ?

En France, depuis Napoléon et la loi du 28 Pluviôse an VIII, le choix a été fait d’un représentant unique du gouvernement à l’échelon départemental. Cette formule, transposée ultérieurement à l’échelon régional, permet une mise œuvre cohérente de politiques ministérielles pensées et définies par des administrations centrales organisées « en tuyaux d’orgues ». Par ailleurs, dans un pays de plus en plus décentralisé, et où l’État, comme les collectivités territoriales, ne peuvent le plus souvent agir qu’en collaboration, cette formule permet de mettre d’accord les différents partenaires à l’échelle opérationnelle.

Ces considérations valent en tout temps, mais plus encore en période de crise. Or, des crises, nous en traversons quatre en ce moment : sanitaire, économique, sociale et sécuritaire. Enlève-t-on à l’État son armature au moment où il doit affronter tant d’épreuves ? Le Premier ministre nous assure que, pour lui, la réponse est évidemment négative. L’Exécutif ne remet pas en cause la fonction préfectorale ; il entend même la renforcer. Reste à savoir comment. La réponse avancée est déroutante parce qu’elle opte pour un moyen sans rapport avec la finalité poursuivie : la suppression du corps préfectoral…

Quelques précisions de vocabulaire sont nécessaires. Le titre de préfet correspond aujourd’hui à la fois à une fonction (préfet du Nord ou du Vaucluse) et à un grade dans un corps. Ainsi le titulaire d’un grade de préfet peut être « en poste », hors cadre, en détachement, en disponibilité etc… Inversement, la fonction de préfet du Nord peut être occupée par un préfet, un universitaire, un médecin, un homme politique ou un syndicaliste… Les emplois de préfet sont à la décision (on disait autrefois, plus explicitement, « à la discrétion ») du gouvernement. Celui-ci peut donc d’ores et déjà nommer qui il veut sur les emplois de préfet. La seule restriction est que les deux tiers des postes territoriaux soient occupés par des titulaires du grade (article 6 du décret n° 64-805 du 29 juillet 1964 modifié fixant les dispositions applicables aux préfets)…

Cette proportion constitue indiscutablement, pour le gouvernement, une contrainte. Mais y a-t-il, pour lui-même comme pour l’intérêt national, plus d’avantages que d’inconvénients à s’en affranchir ? Il suffirait d’abaisser ce plancher pour ouvrir plus largement la fonction à l’extérieur. Et sans avoir à supprimer le corps préfectoral.

D’autres considérations militent pour ne pas bouleverser les équilibres actuels.

En premier lieu, il faut rappeler que le préfet est à la fois le représentant de l’État (il représente le Président de la République et, en vertu de l’article 72 de la Constitution, il est en « charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois ») et le représentant de chacun des ministres.

Il y a, dans cette dualité de rôles, une possible tension. Le public le comprend par analogie quand il fait la distinction entre un « homme d’État » et un « homme politique…

L’expérience a montré que le corps des préfets a assumé cette dualité pour servir au mieux les différents gouvernements, au fil des changements de majorité, et même parfois de République…Les présidents de la République et les gouvernements ont ainsi pu disposer de fonctionnaires loyaux, mais aussi capables (pas toujours : c’est plus difficile !) de faire valoir les inconvénients, voire les impossibilités, auxquels peut se heurter telle ou telle mesure gouvernementale.

Il est indispensable, au sein de l’État (comme au sein de n’importe quelle organisation ou entreprise), que, à un certain niveau, les collaborateurs ne soient plus de simples exécutants. Même s’il y a eu des exceptions, le corps préfectoral a, de façon générale, répondu à cette exigence.

Le corps préfectoral apporte par ailleurs au Président de la République et au gouvernement une ressource humaine suffisante pour nommer des hommes ou des femmes en qui avoir pleinement confiance. Inversement, en cas d’alternance, les « mouvements préfectoraux » permettent aux préfets, en changeant d’affectation territoriale ou fonctionnelle, de servir telle ou telle politique publique ou de s’en démarquer, et de demeurer donc en règle avec leur conscience.

Enfin la dualité de représentation « État-Gouvernement » rend plus aisée l’action publique dans les collectivités locales d’opposition. Ceux qui ont eu à négocier un contrat de plan le savent bien.

La fonction préfectorale : un métier de chef d’orchestre aux multiples facettes

Si Napoléon n’avait pas créé les préfets et si on se posait ex nihilo la question de leur création, on trouverait certainement chimérique de confier à un seul homme (ou femme) de telles tâches d’autorité, d’articulation, de mise en cohérence, de négociation et d’adaptation. Les faits ont tranché : depuis deux siècles, « ça marche »…

Aussi la fonction préfectorale est-elle un métier. Maintenir l’ordre, assurer la coordination entre des services ayant des traditions et des logiques propres, négocier avec les élus, assurer le contrôle de légalité, réagir aux circonstances exceptionnelles, élaborer des documents prospectifs, être en contact suivi avec ministres et ministères, être à la fois dans la contingence pratico-empirique du suivi territorial des politiques publiques et dans la sacralité des cérémonies républicaines…, cela s’apprend. Cela s’apprend parfois lors de sessions de formation. Cela s’apprend surtout par la pratique et par l’exemple. C’est une technique, une morale et … oui, en effet, une vocation.

Pour autant (et c’est très heureux), certaines personnalités, nommées sur un poste de Préfet sans expérience préfectorale préalable, y ont excellé.  Leurs mérites personnels, leur expérience propre, leur vision de la société l’ont permis. Mais c’est aussi parce qu’ils ont bénéficié du concours de collaborateurs aguerris : les sous-préfets appartenant à la « filière »… On apprend beaucoup des collaborateurs !

Cette possibilité pour le gouvernement de nommer préfet une personne jusque-là extérieure à l’administration préfectorale est source d’enrichissement, qu’il y ait ou non titularisation ultérieure des intéressés. Mais sa condition nécessaire doit être également préservée : l’existence d’un vivier de collaborateurs expérimentés et motivés. Motivés parce qu’ayant l’espérance raisonnable de devenir un jour préfet sans avoir à rejoindre la case départ à la fin de leur mandat.

Par ailleurs, dès lors que les Préfets ont autorité sur les services territoriaux de l’État ou les coordonnent, il est crucial que les responsables de ces services trouvent, dans des emplois de Préfet, la consécration de carrières au service de l’intérêt général.

Une réforme aux contours incertains

Le projet d’ordonnance que doit examiner le Conseil d’État ce mois-ci est muet sur les emplois préfectoraux, ce qui pose d’ailleurs un problème juridique : les règles nouvelles sont-elles toutes de nature réglementaire ?

Compte tenu du silence observé à ce jour sur la question préfectorale, il est difficile de parler pertinemment des projets gouvernementaux. Il faut se référer à de simples annonces, non confirmées par des textes. On nous permettra à cet égard d’avouer notre trouble, sur le plan symbolique, en entendant annoncer la mise en extinction du corps préfectoral au moment même où on commémore la mémoire de son fondateur…

Prenons donc du recul par rapport à la conjoncture présente et demandons-nous quelle serait la « bonne » réforme de l’administration préfectorale (à supposer qu’il en faille une).

Pour en dessiner les contours, ni le simplisme ni le corporatisme ne sont de mise. Le système actuel est certainement perfectible. Mais il fonctionne. Il permet de concilier deux exigences distinctes, et que nous avons dites en tension l’une avec l’autre : d’une part, la volonté des deux têtes de l’Exécutif de disposer d’acteurs territoriaux dotés de prérogatives étendues et sur lesquels ils puissent compter pour que leurs vues soient mises en œuvre ; d’autre part, l’intérêt, pour la République, que l’État soit localement incarné.

Pour que ces deux fonctions cohabitent harmonieusement sous la même casquette, l’idéal serait que les préfets en poste procèdent, dans des proportions équilibrées, de trois origines : un corps préfectoral maintenu, d’autres corps de l’État et les membres de la « société civile ».  Resterait à les bien choisir. C’est évidemment la vraie difficulté…

Il faut également offrir des fins de carrière honorables aux sous-préfets et aux membres des corps techniques qui ont été un temps préfet…  À défaut, on désespérerait les sous-préfets et on rendrait les fonctions préfectorales moins attractives.

Par ailleurs, même si la loi le permet en théorie (1° et 1°bis de l’article 3 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État, le 1° bis étant issu de la loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique), il est exclu de ne recruter que des contractuels sur les emplois de sous-préfets et de préfets. Il est bon d’apporter du sang neuf à ces fonctions, mais la perte de « métier », de mémoire et de tradition aurait des effets délétères sur le fonctionnement de l’État.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]