Par Caroline Kleiner, professeure agrégée des facultés de droit, Université Paris Cité
Depuis 2009, les taux d’intérêt directeurs de la Banque centrale européenne (BCE) étaient à un niveau exceptionnellement bas, dans la courte histoire monétaire de la zone euro, allant parfois en-deçà de 1% (cf. graphique). Or le jeudi 8 septembre 2022, la BCE a décidé d’augmenter les trois taux d’intérêt directeurs de 75 points de base : le taux d’intérêt des opérations principales de refinancement est porté à 1,25% ; le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal à 1,50% ; enfin le taux de la facilité de dépôt à 0,75%. La décision prend effet au 14 septembre 2022. Et la BCE a fait savoir qu’elle serait prête à suivre cette tendance haussière.

Que signifie une hausse des taux d’intérêts directeurs ?

Le taux de la facilité de dépôt et le taux de la facilité de prêt marginal définissent un plancher et un plafond pour le taux d’intérêt au jour le jour auquel les banques se prêtent entre elles. Cela crée un « corridor » de taux d’intérêt pour les marchés monétaires. Ces taux ont donc une influence directe sur ceux ensuite proposés par les banques à leurs clients, entreprises ou particuliers, et détermine, en fin de compte, le coût de l’argent. Une hausse des taux directeurs renchérit donc le coût de l’euro, c’est-à-dire le prix auquel un euro peut être emprunté.

Pourquoi la BCE a-t-elle décidé d’augmenter ses taux d’intérêts ?

La raison la plus évidente de cette hausse est un niveau d’inflation encore jamais rencontré depuis que l’euro a été créé. Les données d’Eurostat pour le mois d’août font état d’une inflation à 9,1%. Selon les projections menées par la BCE, l’inflation devrait atteindre 8,1% en 2022, 5,5% en 2023 et 2,3% en 2024. Celle-ci est due essentiellement à une hausse des prix de l’énergie de 38,3%, suivie par une augmentation des prix de l’alimentation à 10,6%.

Outre l’inflation, un marqueur économique préoccupant est la baisse de valeur de l’euro par rapport au dollar. Cela signifie que le dollar est davantage demandé que l’euro. Ainsi, le rôle du dollar dans les échanges internationaux, que certains estimaient en perte de vitesse en raison de l’émergence de nombreuses « cryptomonnaies » s’en trouve au contraire renforcé Or pour concurrencer le dollar sur le marché des monnaies et rendre l’euro attrayant, il faut montrer sa force, et donc renforcer son coût.

La nécessité d’inscrire l’action de la BCE dans la même mouvance haussière que de nombreuses autres banques centrales pourrait aussi justifier cette décision. Pour endiguer l’inflation présente partout – mais à des degrés divers –, les banques centrales ont presque toutes décidé d’augmenter leurs taux. La première à avoir franchi le Rubicon et mis un terme à la période monétaire « accomodante » est la FED (Federal Reserve Bank), qui a donné le point de départ dès le mois de juin. La FED a en effet augmenté ses taux de 0,75 points à trois reprises en 2022 : une première fois en juin, puis en juillet, puis dernièrement en septembre. Les taux d’intérêts directeurs de la FED sont donc à un niveau plus élevé que ceux de l’euro ; ils se situent désormais entre 3 % et 3,25 %. La Banque d’Angleterre et la Banque du Canada ont suivi. La seule à maintenir des taux encore très bas est la Banque du Japon. En dehors du G7, la banque nationale suisse est également sortie d’une politique monétaire marquée par des taux d’intérêt négatif ; la banque de Suède comme la banque de Norvège ont également toutes deux porté leurs taux directeurs à la hausse.

Juridiquement, la BCE est-elle contrainte d’agir pour limiter l’inflation ?

Le terme de contrainte est sans doute un peu exagéré. Le terme de mission semble plus approprié. La mission principale de la BCE, selon les articles 127 et 282 TFUE, ou encore de l’art. 2 des statuts du Système européen de banques centrales (SEBC) et de la BCE, et par ailleurs affichée sur son site internet, est de maintenir la stabilité des prix, donc de maîtriser l’inflation. C’est le premier objectif de la politique monétaire, commun à toutes les banques centrales, même si d’autres banques centrales assument d’autres missions ; la FED par exemple, selon le Federal Reserve Act doit aussi promouvoir des objectifs d’emploi maximum et de modération des taux d’intérêt à long terme Aucun chiffre n’est posé dans les traités européens, mais celui jugé le plus juste par les économistes est une cible de l’inflation à 2%. La deuxième mission de la BCE, non écrite dans les traités, néanmoins reconnue, est de contribuer à la stabilité financière, comme toutes les banques centrales et contrôle, à cette fin, les systèmes de paiement.

Comment la BCE peut-elle limiter l’inflation ?

Elle a à sa disposition plusieurs outils.

Le premier est précisément la palette de taux d’intérêts directeurs décidée par le Conseil des gouverneurs, composé des six membres du directoire (à savoir, la présidente – Christine Lagarde – et le vice-président – Luis de Guindos- de la BCE et quatre autres membres), ainsi que des 19 gouverneurs des banques centrales nationales des Etats membres de la zone euro, qui siègent non en tant que « représentant » des Etats membres et donc devant faire valoir les intérêts de leur Etat, mais bien à titre individuel, dans l’intérêt commun de la zone euro selon l’article 7 des statuts du SEBC et de la BCE. Sur la base de statistiques et chiffres recueillis par la BCE, la décision sur la fixation des taux se prend toutes les six semaines, le jeudi, puis est expliquée lors d’une conférence de presse, en vue de satisfaire à un objectif de transparence de la politique monétaire.

Mais la crise des dettes souveraines surgie dans certains Etats membres de la zone euro a fait évoluer la pratique de la BCE, qui a alors commencé à utiliser des instruments de politique monétaire qualifiés de « non conventionnels », renommés aujourd’hui « opérations monétaires ». Il s’agit de programmes spécifiques, ciblés, élaborés dans un objectif bien précis, tels que le asset purchase programme (APP) et le pandemic emergency purchase programme (PEPP) ou encore le très récent transmission protection instrument (TIP), autorisant la BCE à acheter autant que de besoin des obligations émises par un Etat de la zone euro, en vue de réduire la différence de taux d’emprunt entre Etats membres de la zone euro (spread), programmes adoptés conformément aux articles 18 et 20 des statuts du SEBC et de la BCE.

La BCE est indépendante dans le choix des instruments ou opérations qu’elle utilise pour mener à bien ses missions, autrement dit, aucun organe de l’UE ne peut contrôler ses décisions. En revanche, ses actions font de plus en plus l’objet d’un contrôle judiciaire, au gré des actions initiées par des particuliers invoquant soit l’illégalité d’une décision de politique monétaire de la BCE (CJUE Peter Gauweiler, 16 juin 2015 aff. C-62/14 ECLI:EU:C:2015:400 ; CJUE Weiss et autres, 11 décembre 2018, C‑493/17, EU:C:2018:1000) , soit un dommage subi du fait de la mise en œuvre d’une opération monétaire (Trib. UE, Accorinti,  7 oct. 2015, aff. T. 79/13, , ECLI:EU:T:2015:756 ; Trib. UE Nausicaa Anadyomène SAS et Banque d’escompte c. BCE, 24 janv. 2017, aff. T‑749/15, ECLI:EU:T:2017:21). Si la CJUE a reconnu exercer un contrôle restreint sur les décisions de politique monétaire de la BCE, qui bénéficie donc d’une large marge de manœuvre, cette judiciarisation de la politique monétaire illustre l’impact que peuvent avoir les décisions de politique monétaire sur les citoyens européens.

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