Par Bérangère Taxil, Professeure à l’Université d’Angers

L’« Orbanisation » de l’état de droit en Hongrie est décidément incompatible avec le droit international et européen de l’asile. La Commission européenne l’a encore affirmé le 30 octobre 2020 en ouvrant une nouvelle procédure d’infraction en la matière. En effet, après le prétexte sécuritaire, le prétexte sanitaire a servi sur un plateau à Viktor Orban de quoi porter le coup de grâce au droit d’asile en Hongrie.

Certes, avec ses deux frontières extérieures à l’UE (avec la Serbie et l’Ukraine), la Hongrie est dans une situation particulière. En 2015, elle est devenue soudainement (mais provisoirement) le second pays de demandes d’asile en Europe derrière l’Allemagne, passant de 2 155 demandes en 2012 à 177 000 en 2015 (476 500 en Allemagne). La réaction ne s’est pas fait attendre : édification de murs barbelés et électrifiés aux frontières, présence militaire terrestre et aérienne, ouverture de « camps de transit » (qui drainent leur lot de violences) et adoption de règles en série, chaque fois plus restrictives. Le résultat est là et les chiffres sont éloquents : 30 000 demandeurs d’asile en 2016, 3 400 en 2017, quelques centaines en 2018 et 2019, quelques dizaines début 2020. Depuis juin 2020 et l’adoption du dernier décret, la Hongrie a le triste privilège d’être le seul État membre de l’UE qui ne compte plus aucun demandeur d’asile.

Que reproche la Commission européenne à la Hongrie ?

Un droit excessivement restrictif : le 26 mai 2020, profitant de pouvoirs conférés par l’état d’urgence sanitaire, Victor Orban adopte un décret dont l’intitulé, déjà, interloque, puisqu’il s’agit de modifier la procédure d’asile pour protéger de la pandémie les seuls « citoyens hongrois ». Son apport principal à l’édifice funèbre réside dans l’externalisation imposée de la demande d’asile, qui ne peut désormais être déposée que dans les ambassades hongroises de pays de transit tiers à l’UE (en Serbie et en Ukraine, en l’occurrence). Charge aux ambassades de délivrer un visa d’entrée sur le territoire, sans que les conditions de cette délivrance ne soient précisées. Le décret, confirmé le 18 juin, interdit donc de fait les demandes d’asile à la frontière et à l’intérieur du territoire. En outre, toute personne qui demande asile après avoir franchi la frontière sera immédiatement reconduite vers une ambassade dans un pays tiers de transit. Le principe de la détention systématique des demandeurs d’asile dans des « closed facility » est maintenu.

Le dispositif de demande en ambassade doit être lu conjointement avec le droit et les pratiques déjà en vigueur, pour cerner toute la perversité du système. D’un côté, les demandeurs arrivant de Serbie voient leur requête jugée irrecevable par l’administration au motif qu’ils sont passés par un « pays tiers sûr » où ils auraient dû présenter leur demande. De l’autre côté, aucune obligation européenne n’impose la délivrance de « visas d’asile ». Dès lors, même si un visa humanitaire limité existe en droit hongrois, les ambassades auront beau jeu de rejeter discrétionnairement toute demande présentée dans un pays de transit, sans qu’aucun contrôle du juge européen (ni celui de Luxembourg, ni celui de Strasbourg) ne puisse intervenir.

Des violations répétées. Ni le droit européen ni la Convention de Genève de 1951 sur le statut des réfugiés ne consacrent de droit d’entrée aux personnes fuyant des persécutions, les États restant souverains en la matière. Cependant, le droit de chercher asile est garanti par l’ensemble du « paquet asile » et par l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE liant la Hongrie. Or, les États ont l’obligation d’exécuter leurs obligations de bonne foi. Cela implique de permettre le dépôt d’une demande d’asile ; de ne pas refouler sans avoir procédé à un examen individuel des craintes ; de ne pas conditionner ledit examen à l’entrée régulière sur le territoire ; et, bien sûr, de ne pas édicter d’interdiction générale d’entrer sur le territoire. A contrario, il faut donc des voies d’entrée régulières. Ce sont des exigences minimales, comme l’a rappelé la CEDH dans une décision de 2020 par ailleurs très protectrice des souverainetés migratoires : « S’agissant des États contractants (…) dont les frontières coïncident, du moins en partie, avec les frontières extérieures de l’espace Schengen, l’effectivité des droits de la Convention exige qu’ils mettent à disposition un accès réel et effectif aux voies d’entrée régulières, et en particulier aux procédures à la frontière (…). Ces voies doivent permettre à toute personne persécutée d’introduire une demande de protection (…) ». Ce socle minimal n’existe plus en Hongrie.

Que dit le droit européen ?

Il est plutôt permissif, protégeant les souverainetés migratoires. La directive « facilitation » de 2002 permet largement de pénaliser l’aide à l’entrée irrégulière de migrants, sans obligation de tenir compte d’un motif humanitaire. L’article 38 de la directive « procédures » permet de ne pas examiner la demande d’asile d’une personne passée par un « pays tiers sûr ». Les renvois vers la Serbie et l’Ukraine sont facilités par des accords de réadmission conclus entre l’UE et ces États. La rétention des personnes dans les centres fermés aux frontières (qu’on les appelle « camps de transit » en Hongrie ou « zones d’attente » en France) est également permise par l’article 8 de la directive « accueil » pour six motifs, dont le risque de fuite ou la protection des concepts si élastiques de sécurité nationale et d’ordre public.

Pourrait-on alors considérer que la Hongrie ne fait qu’appliquer avec zèle les possibilités offertes par le droit de l’UE de limiter le droit d’asile ? Non : ce n’est pas du zèle, mais de l’excès, martèle la jurisprudence. Ainsi, les condamnations judiciaires de la Hongrie s’enchaînent. Si la CourEDH, en novembre 2019, n’a rien trouvé à redire au système de rétention à la frontière hongroise (dans sa version de 2015), elle a jugé inconventionnelle l’expulsion vers la Serbie sans examen au fond des risques encourus. De son côté, la CJUE est bien plus sévère et vient davantage en aide aux juges hongrois : en mars 2020, elle neutralise la possibilité de renvoi vers un pays de transit, en rappelant que la directive « procédures » exige un lien de connexité entre le demandeur et le pays tiers, lien qui ne saurait être établi par le seul transit. Le motif d’irrecevabilité des demandes d’asile en Hongrie s’en trouve donc frappé d’inconventionnalité. La Cour constate également une violation du droit au recours effectif en raison d’un délai trop court de huit jours pour contester l’irrecevabilité de la demande d’asile. Le 2 avril, elle constate le manquement par la Hongrie à ses obligations de relocalisation des demandeurs d’asile, l’État refusant obstinément de participer au programme européen, même s’il a échoué à le contester devant la Cour. Le 14 mai, un arrêt fondamental est rendu. En l’espèce, la Serbie refusant de réadmettre un couple afghan âgé et deux Iraniens (un père et son fils mineur) détenus au camp de Röszke, la Hongrie avait remplacé le pays de transit par le pays d’origine dans la décision d’expulsion. La CJUE sanctionne ici, dans le cadre d’une procédure préjudicielle d’urgence, le droit hongrois encadrant aussi bien la rétention dans les camps situés à la frontière que l’éloignement ou le droit au recours effectif, et affirme avec force de multiples violations des trois directives accueil, procédures et retour.

L’état d’urgence et la crise sanitaire permettent bien des aménagements au droit d’asile, mais pas une suspension totale. La position du HCR soutient fermement le constat de violations graves par la Hongrie de ses engagements internationaux et européens. Les lignes directrices sur l’asile en temps de Covid publiées en avril par la Commission européenne sont claires aussi : même avec retard, les demandes doivent être enregistrées par les administrations de l’asile, au besoin en ligne ou par courrier postal. Des mesures restrictives à l’accueil telles que quarantaine et isolement peuvent être appliquées, « à condition d’être nécessaires, proportionnées et non discriminatoires », c’est-à-dire appliquées à toutes les personnes en provenance de zones touchées par la Covid.

Quelles sanctions possibles ?

Face à la Hongrie, un arsenal complet de sanctions politiques, financières et judiciaires existe, qui est déployé progressivement par l’UE.

Quant à la voie politique, d’abord : le Parlement européen a eu recours pour la première fois de son histoire à « l’option nucléaire » et enclenché depuis septembre 2018 l’article 7 TUE pour violation des valeurs de l’État de droit par la Hongrie, sur douze points, dont le droit d’asile. La sanction finale consistant à suspendre les droits de l’État membre est improbable puisqu’il faut un vote à l’unanimité du Conseil et que le groupe de Visegrad fait front commun contre l’UE sur la question migratoire. Le symbole n’en reste pas moins fort, et la Commission européenne a fait de même contre la Pologne.

L’arme financière, ensuite, offre plusieurs possibilités. Dans le prochain règlement financier pluriannuel de l’UE 2021-2027, les institutions négocient depuis deux ans le conditionnement du versement des fonds européens au respect de l’état de droit. La montagne accouchera probablement d’une souris : le 16 novembre 2020, Pologne et Hongrie ont signifié leur veto. D’autres possibilités existent, car la CJUE a jugé de manière inédite (contre la Pologne) en 2017 qu’elle pouvait infliger une astreinte à un État refusant de se soumettre aux mesures conservatoires qu’elle ordonne pour préserver l’État de droit. Procédures d’urgence, mesures provisoires, astreintes, peuvent également être complétées par le pouvoir de sanction financière de la Commission en cas de manquement sur manquement, même si la procédure est longue.

C’est donc finalement l’arme du droit aux mains du juge qui reste la plus efficace pour faire plier le gouvernement hongrois. La légitimité de la CJUE sera d’autant plus forte, si les organes politiques de l’UE maintiennent la pression. La fermeture des camps de Tompa et de Röszke est une conséquence directe de l’arrêt du 14 mai, de même (hélas) que l’adoption du décret contesté. Or, deux autres procédures en manquement restent pendantes. L’une, sur le droit en vigueur entre 2017 et 2020 qui limitait le dépôt des demandes d’asile aux seules zones de transit. Les conclusions de l’avocat général rendues le 25 juin invitent au constat de multiples violations. L’autre, dans l’affaire « Stop Soros », porte sur la pénalisation en 2018 des particuliers et ONG apportant un soutien aux migrants souhaitant demander l’asile. Le bras de fer n’est pas terminé.