Par Laurent Trigeaud – Maître de conférences à l’Université Paris Panthéon-Assas
Le 22 janvier dernier, la ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock annonce sur la chaîne française LCI que l’Allemagne ne s’opposera pas à ce que des armées étrangères puissent livrer à l’Ukraine des chars Leopard, de facture allemande. Ainsi prend fin une controverse suscitée par la Pologne, qui menace alors de transférer une partie de ses Leopard aux forces armées ukrainiennes, quelle que soit la position de Berlin.

Pourquoi la Pologne, avant d’exporter ses chars Leopard vers l’Ukraine, devait- elle demander l’autorisation à l’Allemagne ?

Le parc polonais de chars lourds de combat est majoritairement composé d’engins hérités de la Guerre froide (T-72 soviétiques) ou conçus par l’industrie polonaise elle-même dans les années 1990 (PT-91), et sur lesquels les autorités polonaises ont entière libre disposition. C’est ainsi qu’en janvier 2023, Varsovie put décider seule de l’envoi d’une soixantaine de chars PT-91 à Kiev, sans en référer à quiconque. La situation est différente pour les quelques 250 chars Leopard 2 acquis en 2002 et 2013 auprès de l’armée allemande ou directement auprès du constructeur, l’entreprise allemande Krauss-Maffei Wegmann. Dans les deux cas, il s’agit de l’importation de matériels de guerre, importation opérée grâce à des contrats de vente exorbitants du droit commercial commun, compte tenu du caractère très spécifique des marchés de défense. Pour l’Etat exportateur, les enjeux sont en effet très sensibles, voire vitaux. Il doit en particulier absolument éviter que l’armement ne soit retransféré à des puissances peu recommandables ou, pire, à des groupes terroristes ou des puissances hostiles qui retourneraient l’arme contre lui. Ce contexte explique que l’Allemagne, à l’instar de tout autre Etat exportateur, impose des restrictions drastiques aux opérations d’exportation. Elles sont obligatoirement soumises à une procédure d’autorisation administrative préalable, procédure conduite par le ministère fédéral de l’Economie et qui aboutit, sauf refus, à la délivrance d’une licence d’exportation. Cette procédure est l’occasion pour l’Allemagne de s’assurer que le destinataire du matériel de guerre ne le cèdera pas à un tiers ; ce destinataire doit d’ailleurs fournir une déclaration d’engagement à ne pas retransférer les armes sans le consentement de Berlin.

Ce système prévaut en France où l’exportation d’armements de guerre sans autorisation administrative préalable est prohibée (Code de la défense, art. L2335-2). Les licences sont accordées par le Premier ministre, après avis de la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre, institution relevant du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (Premier ministre). Les mêmes précautions sont prises ici : la commission peut assortir la licence d’une clause de non-réexportation par laquelle le destinataire est interdit de transférer l’armement à un tiers sans l’accord du gouvernement français. En toute rigueur, aucune règle internationale n’impose une telle restriction, si ce n’est que le traité sur le commerce des armes (2013) et la position commune de l’Union européenne définissant des règles communes d’exportations militaires (2008) − deux instruments liant l’Allemagne − obligent l’Etat exportateur à veiller à ce que les armes ne soient pas, entre autres, utilisées par l’utilisateur final pour commettre des crimes de guerre.

Que craignait l’Allemagne à accepter ce transfert ?

Jusqu’à sa décision prise fin janvier, le chancelier allemand Olaf Scholz ne s’était guère montré enthousiaste à ce que des chars lourds allemands puissent être livrés à l’Ukraine. « Nous n’hésitons pas, nous pesons simplement le pour et le contre », avait fait remarquer le ministre allemand de la défense, Boris Pistorius. Juridiquement, la décision devait être examinée au regard des exigences posées par le traité sur le commerce des armes (2013) et la position commune de l’Union européenne (2008), évoqués précédemment. En particulier, en vue d’accorder une licence d’exportation ou d’accepter une réexportation, l’Allemagne devait s’assurer que l’armement de guerre ne serve pas à la commission d’une infraction internationale − en l’occurrence le crime de guerre − par l’Ukraine. De même, ces deux instruments demandent aux États exportateur de s’abstenir de tout transfert qui viendraient aggraver des conflits existants. Les hésitations allemandes semblèrent néanmoins reposer sur un motif davantage stratégique et propre à l’Allemagne. Contrairement à une idée qui circule alors, la crainte n’était pas de voir les chars allemands creuser de nouveau des sillons sur une terre autrefois meurtrie par les divisions blindées du IIIe Reich. Berlin n’avait-il pas décidé début janvier de l’envoi de véhicules blindés de combat d’infanterie Marder ? La crainte venait bien plus d’une aggravation du conflit entre la Russie et l’Ukraine provoquée par ce type d’armement, situation que la Russie imputerait aussitôt à l’Allemagne comme seule responsable. Car envoyer des armes défensives (missiles de défense anti-aérienne, etc.) est une chose ; envoyer des armes maintenant offensives ou contre-offensives, telles que le char Leopard, en est une autre, sans compter que tout Leopard tombé entre les mains russes serait un trophée de guerre inespéré pour Moscou, qui ne manquerait pas rappeler les temps victorieux de la grande guerre patriotique contre les Nazis (encore au pouvoir à Kiev selon Poutine). Le seul élément qui rassura finalement l’Allemagne fut la décision américaine de livrer des chars lourds de combat Abrams, de facture américaine.

Ces clauses de non-réexportation sont-elles efficaces ? Qu’aurait risqué la Pologne à exporter des chars Leopard à l’Ukraine sans le consentement de Berlin ?

Réexporter un matériel de guerre sans l’accord préalable de l’Etat exportateur constitue un risque qui, en soi, n’est pas vraiment maîtrisable, quelles que soient les précautions prises. Une clause de non-réexportation ne sera jamais suffisante en elle-même pour empêcher les comportements réfractaires, surtout lorsque l’Etat ré-exportateur dissimule l’opération ; la France affronta cette situation pendant la guerre du Kippour en 1974, où elle vit les Mirage (Dassault) vendus à la Libye entre les mains de l’Egypte, sans qu’elle n’ait été mise au courant…

Le risque de réexportation non consentie ne doit toutefois pas être surestimé, d’importants enjeux politiques pesant dans l’affaire. Dans le cas des chars Leopard, la Pologne n’encourrait judiciairement rien, les contentieux relatifs aux transferts d’armements de guerre étant réglés au niveau diplomatique. Au pire aurait-elle vu son contrat de modernisation de ses chars Leopard conclu avec l’entreprise allemande Rheinmetall être suspendu ou abrogé. Le risque était cependant politique – et il compte pour beaucoup dans une matière aussi sensible que les ventes d’armes. Défier Berlin de manière aussi frontale aurait davantage abîmé les relations germano-polonaises, déjà très tendues depuis l’affaire des réparations des dommages de guerre réclamées par la Pologne à l’Allemagne. Mais surtout, si le commerce des armements de guerre apparaît comme un commerce très particulier, dérogatoire du droit commun sur de nombreux aspects, il n’en reste pas moins tributaire de certaines lois fondamentales du commerce, parmi lesquelles la confiance mutuelle entre acheteur et vendeur. Dans ce monde industriel resserré autour de quelques acteurs, aux confins entre sphères stratégique, industrielle et militaire, manquer à sa parole jette aussitôt un doute sur la fiabilité de l’allié stratégique. A l’heure de la guerre en Ukraine et de la préparation de l’Europe à la haute intensité, qui voudrait prendre un tel risque ?

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