Par Stéphane de La Rosa, Professeur à l’Université Paris-Est Créteil

Il n’a suffi que de quelques semaines pour que la crise engendrée par la pandémie de Covid-19 métamorphose de nombreuses branches du droit, soit en aménageant les régimes juridiques et les procédures, soit en suspendant l’application de certaines règles, soit encore en basculant vers des régimes dérogatoires voire d’exception.

Ces transformations se vérifient pleinement pour le droit de la commande publique, et plus particulièrement pour les marchés publics – notamment ceux dont l’objet est la fourniture de matériel médical.

Le grand chamboulement des procédures de la commande publique

Pour ces contrats, les règles de passation et d’exécution ont été totalement chamboulées. Aux exigences classiques que constituent la publicité des marchés, le recours à des appels d’offres, l’identification de critères clairs et non discriminatoires d’attribution se sont substitués des dispositifs totalement dérogatoires : attribution sans publicité de nombreux contrats, renchérissement des prix pour obtenir un fournisseur, utilisation généralisée du motif de l’urgence par les pouvoirs adjudicateurs, envoi de négociateurs directement dans les pays des fournisseurs pour s’assurer de la bonne exécution des contrats. Une commande publique de l’urgence sanitaire s’est ainsi progressivement imposée par pragmatisme et par raison, en suivant des règles et des procédures qui reflètent la crise de la demande (excès de besoins immédiats en matériels) et la crise de l’offre (insuffisance et éloignement des fournisseurs).

Il suffit de prendre connaissance du supplément « marché public » « spécial Covid » du JOUE pour mesurer l’ampleur des besoins en matériels médicaux et en équipements sanitaires. En France et presque partout en Europe, d’immenses besoins en masques, lits d’hôpitaux, équipements de protection, appareils respiratoires, produits d’hygiène sont remontés par des centaines de pouvoirs adjudicateurs (hôpitaux, collectivités, entreprises publiques), insuffisamment dotés des matériels nécessaires pour faire face à l’afflux des patients et, au-delà, aux nouveaux besoins que requiert une vie en société profondément réorganisée. Et il ne s’agit là que de la partie visible de l’iceberg : en s’appuyant sur le motif de l’urgence impérieuse, de nombreux pouvoirs adjudicateurs ne publient pas d’avis de marché et attribuent directement, sans mise en concurrence, le marché à un fournisseur qui impose souvent ses prix et ses conditions de livraison.

Tous ces aménagements dans la passation des marchés publics sont censés être temporaires – la crise sanitaire étant perçue comme une parenthèse dont l’achèvement déboucherait sur le retour à une application usuelle des règles de la commande publique. Toutefois, il est fort probable que certaines règles et procédures qui régissent ces contrats publics soient durablement affectées voire transformées par la crise. Ces changements dépassent le seul cadre du droit interne et s’inscrivent nécessairement dans une perspective européenne : avec la transposition des directives « marchés publics » (2014/24, 2014/25) et « concessions » (2014/23), notre droit de la commande publique, désormais clarifié par le Code de la commande publique, est très largement calqué sur le droit de l’Union. Ajoutons à cela que les problèmes d’approvisionnement et d’adéquation du cadre normatif aux politiques sanitaires à mettre en œuvre sont bien évidemment communs à l’ensemble des États.

Trois considérations permettent de prendre la mesure des transformations en cours : les procédures d’attribution des contrats se sont adaptées dans l’urgence, les acheteurs publics font preuve d’une véritable inventivité en recourant à de nouvelles pratiques contractuelles ; à plus long terme, une rénovation du cadre normatif sera sûrement envisagée.

L’adaptation des procédures dans l’urgence

Par une série de textes et d’orientations non contraignantes, les pratiques d’achat des pouvoirs adjudicateurs ont été totalement réorganisées en l’espace de quelques semaines.

En droit de l’Union, le cadre a été fixé par les orientations de la Commission sur l’utilisation des marchés publics dans la situation d’urgence, publiées le 1er avril. Soulignant que « le cadre européen qui régit les marchés publics offre toute la souplesse nécessaire aux acheteurs publics désireux de passer le plus rapidement possible des marchés de biens et de services directement liés à la crise de la Covid-19 », ces orientations invitent les pouvoirs adjudicateurs à invoquer un motif d’urgence pour réduire à 15 jours (au lieu de 35) le délai entre l’avis de marché et la présentation des offres. Mais l’immédiateté des besoins fait que les pouvoirs adjudicateurs privilégient le plus souvent « l’urgence impérieuse », qui permet de recourir à une procédure négociée (donc en laissant toute latitude à la négociation entre le fournisseur et l’acheteur, souvent à son détriment), sans mesure de publicité, ni mise en concurrence. Là encore, les orientations de la Commission systématisent les solutions contenues dans les directives (et donc dans le Code de la commande publique, art. R. 2122-1 CCP) en rappelant que l’urgence impérieuse correspond à des évènements imprévisibles, rendant impossible le respect des délais généraux – notamment eu égard au caractère immédiat des besoins à satisfaire.

En droit interne, dès l’adoption des mesures générales de confinement, une note de la Direction des affaires juridiques de Bercy a présenté le cadre de la passation et de l’exécution des marchés publics en situation de crise sanitaire Celle-ci a essentiellement une portée clarificatrice : elle précise que la crise s’assimile à une situation de force majeure (en suivant les critères classiques de l’imprévisibilité, de l’extériorité et de l’impossibilité de poursuivre le contrat) et rappelle la possibilité pour les pouvoirs adjudicateurs de s’appuyer sur des motifs d’urgence (art. R. 2161-8 CCP) et d’urgence impérieuse (art. R. 2122-1 CCP).

Mais c’est surtout la publication de l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de procédure et d’exécution des contrats publics pendant la crise sanitaire, fondée sur l’habilitation issue de l’état d’urgence sanitaire institué par la loi du 23 mars 2020, qui procède à des aménagements significatifs.

Celle-ci met en place d’importantes adaptations, tant pour la conclusion que pour l’exécution des contrats. Pour les procédures de passation en cours, les délais de réception des candidatures sont prolongées d’une durée suffisante fixée par l’acheteur (sauf impossibilité de décaler le début de prestations), des aménagements peuvent être portés aux modalités de mise en concurrence telles qu’indiquées dans le dossier de consultation (l’ordonnance évoque des « modalités alternatives de mise en concurrence »), le maintien des consultations en cours en cours est encouragé pour permettre aux soumissionnaires de présenter leurs offres dès la fin de l’urgence sanitaire.

L’ordonnance, modifiée le 22 avril dernier, entend également aménager de nombreuses règles pour garantir la stabilité des relations contractuelles. Le recours à la résiliation pour faute, de même que l’imposition de pénalités sont exclues si les difficultés d’exécution proviennent des mesures liées à l’état d’urgence sanitaire, la durée des contrats peut être prolongée par avenant jusqu’à la fin de l’état d’urgence sanitaire, les conditions de versement des avances peuvent être modifiées par avenant et leur taux porté au-delà de 60% du montant du marché ou du bon de commande. Enfin, les règles qui régissent l’équilibre financier des contrats sont également modifiées : par exemple, dans le cadre des contrats de concession, le titulaire peut être dispensé des sommes dues à l’autorité concédante, telles que les loyers, les redevances d’occupation domaniale ou les redevances de contrôle et de sécurité.

Il est bien sûr trop tôt pour faire un bilan de l’application de ces règles, ne serait-ce car leur durée d’application coïncide avec l’état d’urgence sanitaire dont la prolongation a été annoncée jusqu’au 24 juillet prochain. Mais il n’est pas à exclure que celles-ci aient des conséquences à plus terme : ainsi la mise en avant de procédures alternatives de mise en concurrence, de même que la quasi impossibilité de résilier les contrats en cours – qui s’inscrit dans un mouvement de resserrement des conditions du recours à la résiliation déjà engagée par la jurisprudence (notamment par les arrêts dits « Ville de Béziers », CE, 28 décembre 2009, Ville de Béziers, n° 304802 ; CE, 21 mars 2011, Commune de Béziers, n°304806 pourraient perdurer au-delà de l’urgence sanitaire.

L’inventivité contractuelle et le développement de solutions innovantes

Outre la mise en place de dispositifs temporaires par l’ordonnance du 25 mars 2020, la crise du coronavirus met en lumière une grande inventivité de la part de nombreux acheteurs, souvent locaux, pris au dépourvu face à l’ampleur des besoins à satisfaire. Quatre idées peuvent être ici avancées.

En premier lieu, force est reconnaître que nombre de pouvoirs adjudicateurs utilisent au maximum, au-delà-même de certaines limites juridiques, les mécanismes prévus par le droit commun des contrats publics. Depuis l’entrée en vigueur le 1er avril 2019 du Code de la commande publique, le régime de la modification des contrats en cours d’exécution, calqué sur les directives européennes, a été profondément revu. Désormais un marché en cours d’exécution, tel un contrat de fourniture en matériel sanitaire, peut être modifié au regard d’une série d’hypothèses exhaustivement énoncées à l’article L. 2194-1 CCP. La crise est l’occasion de les exploiter pleinement : invocation de circonstances imprévues qu’un acheteur diligent ne pouvait pas prévoir (ces circonstances ne s’assimilent pas à l’imprévision, prévue à l’art. L. 6 CCP, qui peut également intervenir), passation par voie d’avenants de marchés complémentaires sans mise en concurrence en raison de l’impossibilité de changer de fournisseur (jusqu’à 50% de valeur du marché), interprétation souple d’éventuelles clauses de réexamen que comporte le marché initial. Cette inventivité au stade de l’exécution est certainement une voie efficace : elle permet de faire l’économie d’un nouveau marché et permet d’utiliser tout le potentiel d’un contrat existant de fourniture.

En second lieu, de nombreux acheteurs exploitent pleinement toutes les potentialités de la mutualisation des achats. La mobilisation massive des centrales d’achat des grandes collectivités doit être ici soulignée. Les centrales, définies à l’article 2113-2 CCP, sont des acheteurs qui ont pour objet de procéder, à titre onéreux ou non, à l’acquisition de fournitures pour le compte d’autres acheteurs publics. Elles ont généralement une double mission : acquérir des fournitures et les stocker et jouer un rôle d’intermédiaire entre leurs propres fournisseurs et d’autres acheteurs. Dans le contexte de la pandémie, plusieurs régions utilisent leurs centrales d’achat comme un instrument essentiel d’approvisionnement en fournitures médicales (masques, gels, équipements) au profit d’autres acheteurs publics (collectivités, établissements publics, entreprises publiques), mais également – et de manière innovante – au profit d’entreprises privées confrontées aux exigences sanitaires pour la reprise de leurs activités. Ce schéma se généralise : on le retrouve en Île-de-France, dans la région Sud et prochainement en Auvergne Rhône-Alpes. Des entreprises privées, de toutes tailles, se trouvent ainsi associées à un vaste processus d’achat public – sans qu’elles soient elles-mêmes des acheteurs publics.

En troisième lieu, des procédures d’achat conjoint commencent à se développer. C’est le sens des orientations de la Commission européennes qui invitent les États à s’engager dans des procédures d’achats conjoints, peu fréquentes jusqu’alors. 25 États se sont associé à quatre appels d’offres de la Commission pour obtenir du matériel médical : masques de type 2 et 3, gants, lunettes, écrans faciaux, masques chirurgicaux, combinaisons. Dans ces procédures, conclues avec succès pour quatre d’entre elles, les États sont les acheteurs des fournitures et la Commission coordonne la passation du marché. A terme, l’affirmation d’une capacité stratégique de l’Union nécessitera sûrement que les institutions (ou une agence européenne dédiée) se portent acquéreuses du matériel puis procède à des redistributions au regard des besoins et des impératifs des solidarité entre les États. C’est une des voies qui pourrait être suivie pour que l’Union affirme une souveraineté économique, entendue comme la défense de ses intérêts stratégiques et de ses sources d’approvisionnement.

En quatrième lieu, le recours à des dispositifs de « coopération public – public » (ou quasi-régie dans le Code de la commande publique) est renforcé. Issus des montages dits « in house », progressivement reconnus par la jurisprudence de la Cour de justice à partir de l’arrêt Teckal (CJCE, 18 novembre 1999, Teckal, aff. C-107/98), ces dispositifs permettent à un ou plusieurs acheteurs d’attribuer un marché sans publicité ni mise en concurrence à une entité juridiquement distincte mais contrôlée d’un point de vue organique (détention publique du capital, contrôle du CA) et matériel (ladite entité développe une activité pour satisfaire les besoins d’une ou plusieurs personnes publiques). Des formes dérivées de ces montages trouvent à s’appliquer dans le contexte de la crise : ainsi des collectivités ont mis en place, dans l’urgence, des sociétés d’économie mixte (SEM) chargées d’acheter à grande échelle du matériel médical – dont des tests. Ce montage se retrouve dans la Région Grand Est : la SEM « Dynamise », dont le capital est détenu à 51 % par la Région, 25% par la Banque des Territoires et 24% par le groupe Crédit Mutuel a la mission d’établir une stratégie globale d’achat puis de revente et redistribution de matériels, uniquement dans le ressort de la région et en privilégiant les fournisseurs régionaux.

En même temps que ce type de dispositif témoigne d’une grande réactivité et d’une véritable inventivité, il soulève des défis pour la commande publique. En effet, dès lors que la jurisprudence refuse de manière constante la présence de capitaux privés dans le capital d’une entité « in house » pour que celle-ci soit éligible à ce montage, un dispositif comme celui de la SEM – qui comporte une participation privée – est à la limite de ce que le droit permet. Compte tenu du contexte, on aurait peine à imaginer d’un juge – administratif ou européen – vienne à considérer que la « pureté publique » qui est requise dans le fonctionnement des entités dédiées est un obstacle à cette forme d’organisation. En même temps, ce type de schéma illustre la nécessité de repenser une partie du cadre normatif actuel et d’envisager un assouplissement de ces formes de coopération. Pour la satisfaction de besoins essentiels, l’attribution de contrats à des entités comportant une participation privée mais contrôlée par des personnes publiques peut être une voie qui garantit, en limitant des logiques de marché et la fixation de prix élevés voire prédateurs, la satisfaction de besoins essentiels dans un sens conforme à l’intérêt général.

 

À lire sur le même sujet : « La crise sanitaire du Covid-19 et la transformation du droit de la commande publique. Une perspective européenne : l’évolution du cadre normatif »

 

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