Par Raphaël Coin, ancien directeur fiscal de General Electric pour les activités exercées en France, docteur en droit

À l’heure où la crise sanitaire jointe à une crise économico-sociale sont en marche, les états-majors des groupes et de l’État tentent d’en limiter les effets en proposant des dispositifs pour pallier les difficultés. Cette première phase d’envergure, traite de manière relativement homogène les premiers effets de la crise dans un délai de moins de quatre semaines ce qui, à l’échelle d’un changement de politique fiscale, est unique si l’on compare avec les réactions face à la crise de 2008 qui avait certes entrainé une réaction coordonnée mais dans un délai moins rapide. Y compris en matière fiscale, l’expérience de la crise de 2008 sera essentielle, même si celle à laquelle nous faisons face est plus profonde, touche plus de secteurs différents, est plus systémique et plus mondiale.

Peu de travaux s’intéressent à l’impact de cette crise sur les stratégies fiscales des entreprises à court et moyen terme. Le moyen terme en l’espèce est à moins de 30 ou 60 jours, rappelant qu’une action rapide est nécessaire.

On est passé d’un univers incertain en matière fiscale à un univers imprévisible même si cela n’interdit pas la mise en place de stratégies. Comme la fonction financière, la fonction fiscale doit en effet apporter des solutions et des plans fondés sur des hypothèses crédibles et réalistes.

La première phase est déjà largement engagée

La première phase déjà engagée se concentre sur des mesures qui ont un effet de trésorerie afin d’empêcher des faillites d’activités qui ne disposeraient pas des liquidités suffisantes pour faire face aux échéances notamment fiscales. On commence par gagner du temps. La stratégie ressemble à celle imaginée lors de la crise de 2008, mais l’ampleur, la rapidité et le caractère systématique de la réponse des États et institutions financières est unique. Nous savons que ces institutions et États devront ensuite faire face à leurs propres contraintes financières, laissant entrevoir un retour de balancier (selon nous, rapide, c’est-à-dire peut être en fin d’année) de recherche de nouvelles ressources. La réaction lors de la phase suivante devra être rapide mais adaptée car la survie individuelle des entreprises et collective des États en dépend.

Nous sommes cependant persuadés que l’évolution de la situation obligera les groupes à remettre en question leur stratégie fiscale. Nous sommes aussi persuadés que les entreprises devront effectuer cette remise en cause dans les jours ou les semaines qui viennent, nécessitant un changement de logiciel des équipes financières et fiscales. Dans certains domaines, le changement a déjà commencé et les arbitrages ont déjà débuté.

Une première phase d’une ampleur inédite mais des mesures fiscales assez classiques

Dans cette première phase, la crise a été traitée avec des remèdes relativement classiques, sans inventivité majeure. On retarde les échéances fiscales, accélère le remboursement des crédits d’impôts, décale les contentieux et assure la liquidité des marchés. L’objectif des mesures fiscales est d’éviter la cessation de paiement par manque de liquidité, tout en subventionnant par la dette ces nouvelles dépenses.

À court terme, les préoccupations de politique fiscale ont été relayées au second plan, car la cible était principalement l’effet cash entraîné par cette crise et d’éviter un débat sur le financement. Cependant, il ne s’agit que de l’arbre qui cache la forêt car la stratégie de décaler les paiements ne peut être durable et efficace au-delà d’une très courte période qui selon nous ne pourra excéder la fin de l’année.

Cette stratégie est étroitement liée à la crise sanitaire car l’administration fiscale est en première ligne pour procéder à des remboursements dans un contexte où les ressources sont souvent confinées. La question de la compliance des acteurs bénéficiant des remboursements se pose même si les États ont été plutôt souples jusque-là. L’État est aussi le garant que les remboursements soient effectués à des acteurs qui ne se livrent pas à des fraudes massives qui auraient un effet négatif sur la ressource budgétaire commune. La vérification même formelle des situations est cependant compliquée en raison de l’urgence et de la rareté de ressources.

L’organisation des directions fiscales en tension

Sans même évoquer les difficultés en matière de gestion des ressources similaires à celles rencontrées par les autres fonctions de l’entreprise, les équipes fiscales vont être spécifiquement impactées. Ces organisations vont être très sollicitées, tant d’un point de vue organisationnel, que sur les conflits possibles entre les objectifs fixés et l’incertitude ambiante.

Même si la pression sur les coûts ne va pas diminuer, la crise va créer une nouvelle épreuve. Ainsi, il nous semble que la mode de l’externalisation sans discernement des équipes fiscales n’est plus totalement adaptée à la situation. Pour les multinationales disposant d’organisations fiscales encore internalisées assez « horizontales », la réaction sera probablement plus simple. Pour les organisations extrêmement hiérarchisées et pyramidales, l’épreuve risque d’être plus compliquée, et ceci y compris pour les conseils. Pour les organisations de taille réduite, la contrainte sera d’être capable de valider des stratégies et faire tourner de nombreux modèles en fonction de l’évolution de la situation. La vitesse de réaction requise sera probablement difficile à atteindre.

Les organisations anglo-saxonnes et américaines en particulier, déjà familières avec une gestion mondiale des sujets, sont peut-être un peu mieux préparées, même si parfois leur volonté centralisatrice devra prendre en compte la culture fiscale de chaque région.

L’autre sujet va être la capacité de ces organisations à donner des réponses chiffrées fondées sur des hypothèses incertaines et instables. Les demandes seront immédiates et d’une précision parfois incompatible avec l’incertitude. Par exemple, va se poser la question de la réduction ou non des acomptes d’impôts. L’Administration devrait proposer des règles assouplies sur ce thème car l’enjeu économique est considérable. Pour les quelques entreprises qui réalisent des résultats meilleurs que prévus à la clôture 2020, un assouplissement ne coûte rien et ce sera de toute manière une bonne surprise pour le budget en fin d’année. Pour les autres, le cash est vital au même titre que les remboursements de crédits d’impôts, voire plus si l’on considère que certains crédits ont déjà été escomptés auprès d’institutions financières.

Aujourd’hui, les marchés, et encore plus les marchés anglo-saxons, incluent la fiscalité dans la valorisation des entreprises analysées. Cette constante demande d’analyse requiert des entreprises d’être en mesure de délivrer des prévisions fiscales réalistes et raisonnables. On ne peut qu’imaginer la difficulté de prévoir un taux effectif applicable à la clôture de Q2 et de Q3 voire de Q4 si l’on ne peut pas anticiper les évolutions des activités et des législations fiscales. Cela ne veut pas dire que l’exercice de reporting et de prévision budgétaire est impossible, cela signifie qu’il va être soumis à l’utilisation d’hypothèses qu’il convient de valider dès à présent.

Les méthodes de financement de la charge fiscale en évolution probable à court terme

Même si les aides de trésorerie et les décalages de règlement des impôts vont aider les entreprises, en particulier les plus petites ou celles de secteurs les plus affectés, on peut anticiper que la distribution de dividendes va être un sujet éminemment politisé qui pourrait influencer la gestion fiscale. Dans le cas où les entreprises, pour des raisons légales ou pour des raisons de communication, ne seraient pas en situation de valider des distributions de dividendes (ou plus certainement encore d’acomptes sur dividendes), y compris intra-groupe, les charges d’impôts vont devoir être financés par des prêts intra-groupe ou des cash-pools qui ont des implications fiscales relativement différentes de celles des dividendes.

Ces conséquences seront dans des cas relativement rares positives (absence de quote-part d’imposition sur les dividendes), parfois difficile à prévoir (transfert de la base fiscale), souvent compliquées dans un monde ou la complexité à toujours un prix. On notera de manière incidente que le pricing de ces dettes, déjà compliqué en situation normale, le sera encore plus dans un univers où la notion de risque et les taux pourraient évoluer. La mise en place de garanties intra-groupe pourrait encore complexifier l’analyse.

L’incertitude sur les comptes 2019

La clôture des comptes, même retardée, nécessite le suivi du taux effectif d’impôt (TEI) et de la ligne fiscale. Cet impact, à l’évidence pour les clôtures intérimaires en 2020, va aussi affecter la clôture 2019. Nous ne serions pas surpris que des discussions sur les éléments post clôture puissent concerner des questions fiscales sachant que le décalage des assemblées et de l’approbation des comptes ne fait qu’augmenter cette question. Même si la définition technique des événements post clôture par les institutions comptables pourrait permettre de soutenir que les événements actuels n’étaient pas connus à la clôture (sauf à prendre en compte le début de la crise sanitaire), ces événements sont d’une telle importance qu’ils seront essentiels dans le rapport de gestion. On ne saurait ignorer l’importance de cette question pour les entreprises clôturant postérieurement au 31 janvier.

Un effet budgétaire « ciseaux » qu’il faudra compenser dans un univers qui va devenir compétitif

La problématique est simple : de nouvelles dépenses massives ont été engagées dans des États, dont la plupart sont déjà en déficit, alors que les ressources courantes vont baisser en raison de l’activité économique réduite. Plus la crise sanitaire va durer, plus cet effet va s’accentuer. La charge de la dette, et a fortiori si les taux d’intérêts augmentent, va amplifier ce phénomène, entrainant irrémédiablement une hausse des prélèvements en même temps qu’une recherche d’efficacité des actions publiques.

Dans un tel univers exacerbé par rapport à la situation avant crise, les entreprises doivent tenter d’évaluer l’impact des possibles hausses d’impôts. Pour l’impôt sur les sociétés par exemple, dont on pourrait imaginer que les baisses prévues seraient au mieux décalées, l’effet financier risque d’être contradictoire dans certains cas. En effet, dans une situation économique dégradée où les pertes fiscales pourraient s’accumuler, la valeur financière des actifs fiscaux serait augmentée, en améliorant la situation financière, mais bien entendu corrélativement le cout en cash des entreprises profitables serait augmenté. Ce serait un « transfert » entre entreprises profitables et entreprises en pertes. Le risque en trésorerie d’une telle augmentation est probablement assez faible pour les petites entreprises qui auront de grandes difficultés à réaliser un profit à très court terme.

N’oublions pas qu’un tel décalage de la baisse de l’impôt sur les sociétés serait probablement, même si nous ne l’encourageons pas, un moindre mal en comparaison des propositions de certaines organisations non gouvernementales qui prônent des taux d’imposition sur les sociétés à 50 % voire 75 %. L’argument simple sera que la « fiscalité de guerre » justifie de tels niveaux d’imposition, comme dans l’histoire américaine par exemple. De telles réactions auraient pour conséquence des mouvements massifs de bases fiscales, voire de migrations des groupes.

Une gestion fiscale de pertes dans un cadre législatif inadapté

La valeur des actifs fiscaux sera bien entendu affectée par l’évolution de l’activité mais aussi par l’évolution de la politique fiscale. Dans ce domaine, la plupart des pays disposent de règles limitant le transfert de pertes lors de rapprochements ou de cession du capital par exemple. Certains États comme la France ont aussi des dispositifs en cas de changement d’activités. Ceux-ci sont particulièrement dirigés contre les ajouts ou arrêts d’activités, y compris ceux qui seraient la conséquence quasi-automatique de la crise pour survivre. La situation va donc probablement nécessiter une évolution de la gestion fiscale des pertes afin de ne pas subir les coûts financiers et en trésorerie de la perte de pertes fiscales (utilisation plus rapide, recréation postérieure, demande de rescrit lorsque cela est possible).

Par ailleurs, contrairement à la crise financière de 2008, il ne nous semble pas qu’un projet de généralisation de carry back[s] massifs ait été proposé en France. Les États-Unis ont déjà avancé sur ce sujet en proposant des mesures favorables. Il est vrai que l’on dispose d’un peu plus de temps pour adapter le système, mais les prévisions des clôtures intérimaires des groupes ne sont pas compatibles avec ce décalage et vont nécessiter de prévoir maintenant les effets de tels changement. Attendre la fin de l’exercice ne permettra pas d’anticiper dans les comptes des effets positifs qui pourraient être pris en compte avant si les lois évoluaient dès à présent.

Une stratégie modifiée en matière de supply chain et les prix de transfert

Le nouveau message qui émerge sur le marché est que la mondialisation de la supply chain est une cause du manque de certains biens vitaux en cas de crise et que les industries sont bloquées par la nécessité de faire venir du monde entier des éléments incorporés aux produits. Même si le bon sens devrait nuancer ce jugement, nous pensons que ceci constitue un élément potentiellement fondateur de l’évolution de la stratégie fiscale. On peut imaginer un déplacement de la base fiscale et des discussions de prix de transfert en matière d’exit tax. Les États perdant des activités ne laisseront pas partir les emplois sans tenter d’exiger une indemnité en conséquence.

En matière de prix de transfert, il est probable que la crise affecte immédiatement les analyses fonctionnelles en place, fondement des pricing appliqués. En effet, l’organisation est, dès à présent, modifiée en raison de la nécessité de re-router certains produits. La fermeture des usines chinoises au début de la crise avait laissé entrevoir les difficultés qui sont désormais décuplées. De même, les équipes qui rendent les services peuvent être changées et les membres de ces équipes – confinés dans un pays diffèrent, entrainant parfois une modification de leur résidence fiscale et donc des règles applicables. Cela peut créer un changement des fonctions qui n’est pas pris en compte dans les analyses actuelles, faisant peser un grand risque sur la compliance mais aussi sur la nécessité d’acceptation des États du caractère exceptionnel et parfois temporaire de ces modifications qui ne remettent pas toujours fondamentalement en cause les politiques en place jusque-là. En pratique, trouver des benchmarks pour des activités modifiées va être compliqué et la rémunération des activités de services intra-groupe ou de routine sera difficile à déterminer en utilisant les modèles en place, en particulier pour la répartition des pertes. La répartition des pertes devra être analysée par exemple dans des situations de profit split. Enfin, la question de l’existence d’établissements stables va redevenir une priorité, notamment en raison du déplacement des équipes mais aussi des fonctions pour gérer la crise sanitaire et la possible modification de l’allocation des ressources. Tous les ajustements nécessiteront des modifications contractuelles qui vont demander des ressources.

Cette évolution nécessitera une administration fiscale en capacité d’action

Même si nous avons observé en France notamment que l’administration fiscale est irréprochable sur sa capacité d’action au sein même d’une crise sanitaire, continuant à gérer sur place des remboursements d’impôt accélérés, celle-ci devra être encore plus disponible dans la période qui s’ouvrira le jour de la fin effective du confinement. Que ce soit pour des discussions sur le transfert de pertes ou même l’accélération des résolutions des litiges. Il devra être envisagé une accélération des APA (« advance pricing agreements ») ou des procédures amiables. La modification des fonctions rappelée ci-avant pourrait nécessiter des modifications des APA en cours ou la négociation de nouveaux. La recherche d’efficacité déjà engagée par le ministre du budget va devenir une priorité absolue dans un univers très contraint.

Une évolution de l’environnement international vers un retour à la normale rapide mais plus profond en matière de transparence

La situation est incertaine. D’un côté, une volonté de repli dans un monde ou la mondialisation va être désignée comme un ennemi. De l’autre, une réalité qui démontre que de tels évènements n’épargnent personne et que la coordination est essentielle car personne ne sortira seul vainqueur de telles épreuves.

Dans ce cadre, il nous semble que les travaux de l’OCDE en matière fiscale, devraient jouer un rôle encore plus important. Si l’on est optimiste, on notera que ces évènements vont probablement offrir un peu de répit à l’OCDE pour finaliser ces travaux mais en même temps mettre une pression importante pour s’engager sur une date définitive de finalisation de ces travaux. L’organisation a confirmé qu’elle espérait donner ses conclusions en juillet, nous en doutons. Paradoxalement, il nous semble que les événements actuels devraient faciliter un consensus entre les États-Unis et la Chine.

Du côté européen, même si les règles d’aides d’État ont été assouplies temporairement pour permettre la mise en place des dispositifs en phase 1, cet assouplissement ne sera que de courte durée sauf à faire exploser l’organisation.

On peut enfin penser que les organisations internationales tenteront de continuer à exister en proposant plus de transparence avec pour conséquence rapide possible la mise en place d’un CBCR (« country by country reporting ») public.

On notera que l’OCDE dispose désormais d’instruments tels que l’ICAP (« international compliance assurance programme ») qui, selon nous, seraient parfaitement adaptés à la situation actuelle, permettant des solutions plus flexibles et plus rapides même si elles sont moins solides.

La mise en place d’une nouvelle attractivité

Les États vont faire face à un manque de ressources budgétaires sans précédent que la dette ne pourra pas totalement couvrir. Il est possible que la concurrence fiscale joue un rôle sous une forme renouvelée, permettant de concilier attractivité, relocalisation et transparence. Personne ne pourra se permettre de faire fuir des bases fiscales mobiles par des systèmes déraisonnables isolés. Convaincre les peuples que la fiscalité n’est pas la solution face à cette crise sera, comme lors de la crise financière, très compliqué. Les entreprises doivent participer à ce débat car elles en seront les potentielles victimes.

 

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