Par Bertrand Mathieu, Professeur agrégé des Facultés de droit, Expert du Club des juristes

Dans le contexte de la crise sanitaire, c’est l’idée même d’un état d’urgence qui est contestée en ce qu’il porte, au nom de considérations d’intérêt général, une possibilité d’attenter, de manière générale à de nombreuses libertés. Il est relevé à juste titre qu’à l’état d’urgence justifié par le terrorisme ou des calamités naturelles, s’ajoute l’état d’urgence sanitaire et peut être demain l’état d’urgence environnemental… la liste n’est pas limitative.

Le recours à l’État d’urgence s’inscrit dans le cadre de l’État de droit. En effet, cette procédure est prévue par le droit, elle constitue seulement une dérogation permise aux règles de droit ordinairement applicables. Il convient cependant de s’interroger sur le recours de plus en plus fréquent à cet état de crise. Je voudrais de ce point de vue évoquer un élément d’explication, probablement partiel et qui demanderait à être analysé plus avant.

Le droit positif des temps ordinaires intègre de moins en moins les considérations relatives à l’intérêt général. S’inscrivant dans un contexte d’hypertrophie des droits individuels1, dont il se borne à tenter de réguler les rapports, ce droit s’avère impuissant à faire prévaloir des considérations propres à la protection de la Nation.

Alors que les menaces se diversifient, pour chacune d’elles, il convient alors de créer un droit d’exception dont l’objet est de rétablir un équilibre entre considérations relevant de l’intérêt commun et droits et libertés individuels. De ce point de vue, les craintes selon lesquelles certaines mesures prises sous couvert de l’urgence pourraient être pérennisées ne sont pas totalement infondées. Appliquées à des considérations spécifiques de crise, nombre de microdécisions restrictives des libertés pourraient, à faible bruit, s’agglomérer faisant glisser une société libérale vers une société de surveillance. La réponse aux déséquilibres résultant de l’hypertrophie des droits individuels et à l’effacement des intérêts nationaux résulterait alors d’un enchaînement pervers et non d’un choix démocratiquement formulé.

Plus prosaïquement les mesures imposées en temps de crise traduisent implicitement une hiérarchie des libertés et sont modulées selon des considérations qui font peu de cas du principe d’égalité, alors que le principe de non-discrimination est par ailleurs à la fois dressé comme un totem et formulé comme un mantra. Ainsi la protection de la vie des individus l’emporte sur le droit aux relations familiales et, paradoxalement, les droits qui devraient entourer la mort sont bafoués, l’atteinte à la liberté de circulation est modulée selon les quartiers, il est permis de s’occuper de son animal mais non de ses parents âgés, d’aller chercher au « drive » des produits destinés au bricolage mais non de participer à un office religieux2… Il ne s’agit pas ici de discuter de l’opportunité de telle ou telle mesure, mais seulement de relever que se dessine une échelle, implicite et non réellement assumée, des droits fondamentaux. Plus précisément des atteintes caractérisées à la liberté d’aller et de venir, le droit au respect de la vie privée, la liberté d’entreprendre et la liberté d’expression sont justifiées au nom de l’objectif constitutionnel de protection de la santé, sous réserve d’une exigence de proportionnalité et de respect de certaines procédures (décision 2020-800 DC, Loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions).

Par ailleurs, alors que d’aucuns s’insurgent contre l’intrusion de l’État et des pouvoirs publics dans l’exercice des libertés individuelles, au nom de l’urgence sanitaire, les mêmes demandent à l’État d’être le bras armé et le défenseur d’une certaine conception de ces droits. C’est ainsi l’État qui décide qui doit naître et qui peut ne pas naître, qui peut mourir et qui doit être soigné, ce que l’on doit penser et ce qu’il est interdit de dire… Comme le relève Pierre Manent3 « il y a longtemps que nous nous en sommes remis à l’État, que nous lui avons accordé souveraineté sur nos vies ». Sous-couvert du respect des droits fondamentaux, c’est un totalitarisme mou qui peut subrepticement s’installer.

Enfin, il convient de relever qu’au-delà des contestations doctrinales, ces limitations des droits et libertés sont assez bien acceptées, par ceux-là mêmes qui font de leur autonomie d’individu détaché de toute contrainte et libéré de tout attachement, leur règle de vie et leur raison d’être. Cette situation pourrait surprendre, elle ne manque pas d’inquiéter. Deux phénomènes semblent jouer en ce sens. D’une part une méfiance généralisée envers les autorités publiques mêlée de technophobie, de ce point de vue, l’hypothétique mise en place d’une application susceptible de détecter la propagation du virus suscite une défiance de la part de nombre de ceux qui confient leur vie privée, non seulement à leur téléphone, mais aussi et surtout à Facebook ou à d’autres réseaux sociaux. D’autre part dans un contexte d’inquiétude (justifiée) sur un avenir à bien des égards incertains et dans une société où l’émotionnel remplace le spirituel, le droit à la sécurité l’emporte sur toute autre considération et fait accepter le sacrifice des libertés non pas sur l’autel de la Patrie mais sur celui de la sécurité individuelle de chacun. Le succès du principe de précaution en témoigne. De ce dernier point de vue à l’exigence de sécurité correspond une victimisation de la société. On peut s’interroger sur le point de savoir si le système que semble dessiner cette crise sanitaire sera toujours libéral et démocratique.

 

[1] Cf. B. Mathieu, Le droit contre la démocratie ? Lextenso 2017.
[2] Il a fallu que le Conseil d’État rappelle que les cérémonies religieuses rassemblant les fidèles constituent un élément essentiel de la liberté des cultes (ordonnance n° 440366 et autres du 18 mai 2020).
[3] Le Figaro, 23 avril 2020.

 

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