Par Géraldine Giraudeau, Professeure de droit public à l’Université de Perpignan (temporairement chargée de cours à l’Université de Waikato, Nouvelle-Zélande)
Le mercredi 15 septembre, l’Australie annonçait la rupture du « contrat du siècle » conclu avec Naval Group, groupe industriel français dont l’État est le principal actionnaire, pour assurer la livraison de 12 sous-marins Shortfin Barracuda. Camberra déclarait préférer se fournir en engins à propulsion nucléaire, auprès des États-Unis, dans le cadre d’un nouveau partenariat de défense nommé « AUKUS » et impliquant le Royaume-Uni. Cette décision a provoqué une crise diplomatique, avec rappel des ambassadeurs français en poste en Australie et aux États-Unis. Elle implique des conséquences très variées d’ordre politique, économique, géostratégique, mais aussi juridique, pour les différents acteurs.
Quelles sont les conséquences juridiques de la rupture contractuelle pour Naval Group et l’Australie ?
Le retrait unilatéral de l’Australie intervient au cours d’une des phases initiales d’un partenariat de défense militaire de long terme, impliquant à la fois la livraison des sous-marins à propulsion conventionnelle, le transfert de technologies allant de pair, ainsi que la création d’emplois et d’investissements nécessaires à développer les capacités locales en matière de construction et de maintenance des engins. En 2019, le groupe industriel français, choisi en 2016 comme fournisseur, et l’Australie signaient un accord de partenariat stratégique, détaillant les modalités du programme et les obligations respectives des parties. Il s’inscrivait au sein de la coopération franco-australienne de défense, une relation bilatérale ancienne mais récemment réaffirmée (déclaration commune de partenariat stratégique de 2012).
Selon les porte-parole de Naval Group, la première phase du projet, dite « de revue fonctionnelle » consistant à vérifier la capacité des engins, venait de s’achever. Celle-ci a déjà entraîné la mobilisation des ressources humaines et matérielles nécessaires, avec notamment l’ouverture du chantier naval à Adelaïde, puisque l’industrie australienne devait réaliser une part substantielle du programme. En outre, la société américaine Lockheed-Martin avait été désignée pour livrer les systèmes de combat. Du budget initial (34 milliards d’euros, revu depuis à la hausse jusqu’à 56 milliards), seule une partie devait revenir à Naval Group et ses sous-traitants.
Dès lors, les indemnités qui vont être versées à Naval Group en conséquence de la rupture du contrat vont être négociées sur la base des modalités prévues par l’accord de 2019, avec calcul du préjudice subi par le groupe industriel. La brutalité de la rupture, qui semble discutée entre les parties (il y aura eu des retards dans le programme et des avertissements selon le Premier ministre australien), peut être un élément important dans cette négociation pour le calcul du préjudice réel et donc non seulement de la perte subie mais aussi du « manque à gagner ». Si théoriquement l’échec des négociations pourrait mener à un règlement juridictionnel, Camberra cherchera vraisemblablement à éviter un tel contentieux, d’autant que les États préfèrent rester discrets sur leurs programmes militaires.
Du fait de la nature particulière de l’accord et de son contexte, ce retrait entraîne également des conséquences diplomatiques. Le rappel des ambassadeurs pour consultation est une mesure temporaire qui n’implique pas à ce stade une rupture des relations. La comparaison avec l’affaire des Mistral a ses limites, mais l’annulation en 2015 de la livraison des deux porte-hélicoptères français à la Russie rappelle l’énorme poids politique pesant sur les contrats d’armement, même lorsque de très grosses sommes ont déjà été engagées.
La nouvelle alliance AUKUS constitue-t-elle une menace au régime de non-prolifération nucléaire ?
L’Australie, non dotée de l’arme nucléaire, est partie au Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) et au Traité de Rarotonga créant une zone exempte d’armes nucléaires dans le Pacifique Sud. La possible livraison des sous-marins ne viole pas en elle-même ces traités dans le sens où ils ne sont pas censés être dotés d’ogives, ils ne constituent pas des armes nucléaires. Elle soulève toutefois deux séries d’interrogations.
La première a trait à l’inquiétude suscitée par la course aux armements observée dans le Pacifique, qui serait encore repoussée d’un cran. La Nouvelle-Zélande, qui a interdit l’entrée des navires nucléaires dans ses ports depuis 30 ans (New Zealand Nuclear Free Zone, Disarmament and Arms Control Act 1897), a vite réagi en déclarant que de tels engins n’entreraient pas dans ses eaux.
La seconde est juridiquement liée au système des garanties de l’AIEA. La nouvelle alliance militaire annoncée implique le recours à des matières fissiles, très probablement de l’uranium hautement enrichi (la propulsion de sous-marins avec de l’uranium peu enrichi est possible mais présente des inconvénients techniques), et, selon ce qui sera décidé, un transfert de technologie. Au regard de l’article III du TNP, dont les États-Unis et le R.U. sont aussi membres mais en tant que puissances détentrices de l’arme nucléaire, et en vertu des accords de garanties signés entre l’AIEA et ces trois Etats, il reviendra à l’agence de surveiller le programme. Cela explique le communiqué de son directeur général, dès le 16 septembre, confirmant que l’agence avait été informée de la création d’AUKUS et faisant état de son implication dans son suivi. Il existe néanmoins une zone d’ombre créée par l’article 14 de l’accord de garanties signé entre l’Australie et l’AIEA (INFCIRC/217), une disposition standard de tels accords (voir INFCIRC/153), qui pourrait potentiellement permettre d’exclure l’usage militaire non interdit du système des garanties, et ainsi créer un dangereux précédent.
Quelles sont les conséquences pour la stratégie française de l’Indo-Pacifique ?
Depuis le Brexit, la France est le seul État membre de l’UE riverain de l’Indo-Pacifique, un axe stratégique devenu incontournable. En application du droit international de la mer tel que codifié dans la convention de Montego Bay, elle y exerce sa juridiction sur d’immenses espaces maritimes, autour de La Réunion, Mayotte, les TAAF (sans la terre Adélie qui ne projette pas de droits sur la mer en vertu du traité de Washington), la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, Wallis-et-Futuna, ainsi que Clipperton. Ces territoires ultramarins aux divers statuts (1,65 millions d’habitants) génèrent 93% de la ZEE française (soit plus de 10,1 millions de km2, 4,7 millions pour la seule Polynésie française). Elle y a par ailleurs fait reconnaître des droits sur le plateau continental étendu au-delà des 200 milles marins en plusieurs endroits (La Réunion-Mayotte-Iles Eparses, TAAF, Nouvelle-Calédonie, et plusieurs dossiers sont encore en attente de recommandation devant la Commission des limites du plateau continental). Notons au passage que l’étendue de cet espace maritime pose plusieurs questions au regard du droit international, notamment celle de la capacité de certaines terres inhabitables à projeter la juridiction de l’État en mer au regard de l’article 121 de la CNUDM. D’autres territoires font l’objet de contestations de souveraineté (les Iles Eparses, Tromelin, Mayotte, Matthew et Hunter). En outre, le troisième référendum d’indépendance de la Nouvelle-Calédonie prévu en décembre aurait dans le cas d’un oui majoritaire des conséquences sur l’étendue de la présence française dans le Pacifique.
Forte de ces territoires et de leurs eaux, la France se revendique depuis plusieurs années « nation souveraine de l’Indo-Pacifique », en particulier depuis le fameux discours de Garden Island lors de la visite du président Emmanuel Macron à Sydney. Bien que déclinée sous d’autres aspects, cette stratégie est surtout détaillée dans sa dimension militaire, pourtant limitée dans ses moyens. Celle-ci repose donc avant tout sur la coopération avec les autres acteurs de la région, parmi lesquels l’Australie. Si le « contrat du siècle » constituait une pierre angulaire des liens avec Camberra, sa rupture ne balaie toutefois pas les nombreux engagements franco-australiens déjà formalisés, ni les multiples autres partenariats dans la région, notamment avec l’Inde, avec laquelle la France a signé plusieurs accords de défense.