Par Stéphane Detraz, maître de conférences, droit privé et sciences criminelles, Université Paris-Saclay, Faculté Jean Monnet

Dans deux arrêts du 26 mai 2020 (n° 20-81.971 et n° 20-81.910), la chambre criminelle de la Cour de cassation s’est opposée à la prolongation purement automatique des détentions provisoires que le Gouvernement a cru bon d’autoriser, par voie d’ordonnance, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire (alors que le Conseil d’État s’était pour sa part montré plus conciliant dans une décision du 3 avril 2020, n° 439894). Elle entend ainsi qu’un juge puisse contrôler en temps utile la nécessité de maintenir en détention les individus incarcérés en raison d’une mise en examen ou d’une condamnation non définitive

Dans quel contexte la Cour de cassation s’est-elle opposée à la prolongation purement automatique de la détention provisoire ?

Ce sont les dispositions de l’article 16 de l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 (« portant adaptation de règles de procédure pénale sur le fondement de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 ») qui ont suscité les arrêts précités de la Cour de cassation. Ce texte prévoit que les « délais maximums » de détention provisoire (ou d’assignation à résidence sous surveillance électronique) « sont prolongés de plein droit », la prolongation étant tantôt de deux mois (lorsque la peine d’emprisonnement encourue est inférieure ou égale à cinq ans), tantôt de trois mois (lorsque cette peine est d’une durée supérieure), tantôt encore de six mois (notamment en matière criminelle). Après rectification (il s’agit de « durées » et non pas de « délais ») et correction (il faut lire « de plein droit »), cet article signifie que, au terme de la durée de détention provisoire normalement applicable, une personne est maintenue en détention pendant deux, trois ou six mois supplémentaires, et ce de manière purement automatique. Certes, il est prévu que la juridiction compétente peut ordonner la mainlevée de la mesure, soit sur demande de l’intéressé ou du ministère public, soit même d’office. Mais, à défaut d’une telle requête ou d’une telle intervention spontanée, la prolongation opère d’elle-même, par l’effet direct de l’article 16, sans décision judiciaire en ce sens.

Or, il est singulier qu’une privation de liberté puisse faire l’objet d’un tel mécanisme extra-judiciaire. D’ailleurs, la détention provisoire est – en droit sinon en fait – une mesure exceptionnelle et dérogatoire, car les personnes qui sont poursuivies, mises en examen ou condamnées non définitivement sont présumées innocentes et doivent en principe demeurer libres (l’article 137 du Code de procédure pénale le dit expressément pour les premières d’entre elles). Le placement en détention provisoire doit de surcroît être fondé sur des motifs légalement déterminés (empêcher la disparition d’élément de preuves, l’exercice de pressions sur les témoins, le renouvellement des faits par l’individu, etc. : article 144), dont le juge doit s’assurer in concreto dans chaque affaire, si bien que le détenu doit être libéré lorsqu’il est constaté que son incarcération n’est plus nécessaire pour parvenir à ces objectifs ; il en va de même pour le renouvellement en cas de renouvellement de la détention (articles 145-1 et s.) – le tout, naturellement, sans préjudice de la condition d’une « durée raisonnable » (article 144-1).

Pour quels motifs la Cour de cassation a-t-elle jugé qu’une prolongation purement automatique n’était pas admissible ?

La Cour de cassation a estimé pour commencer que « l’article 16 s’interprète comme prolongeant, sans intervention judiciaire, pour les durées qu’il prévoit, tout titre de détention venant à expiration, mais à une seule reprise au cours de chaque procédure » et a indiqué que le Gouvernement était fondé à adopter une telle prorogation au moyen de l’ordonnance du 25 mars 2020, car cela entre dans les prévisions de la loi d’habilitation du 23 mars 2020 votée par le Parlement.

Mais, d’une part, la haute juridiction a renvoyé au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité formulée à l’encontre de l’article 16, afin que celui-ci décide de sa conformité ou non à la Constitution. Elle a en effet jugé cette QPC sérieuse eu égard à l’atteinte à la liberté d’aller et de venir qui en résulte.

D’autre part, alors qu’elle aurait dû surseoir à statuer dans l’attention de la décision du Conseil constitutionnel, la Cour de cassation a poursuivi son examen des deux affaires, au motif que, dans chacune d’elles, l’intéressé est « privé de liberté à raison de l’instance ». Ainsi donc a-t-elle examiné elle-même la conformité de l’article 16 à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui établit le droit à la liberté et à la sûreté. Elle a estimé qu’il résulte de ce texte que, « lorsque la loi prévoit, au-delà de la durée initiale qu’elle détermine pour chaque titre concerné, la prolongation d’une mesure de détention provisoire, l’intervention du juge judiciaire est nécessaire comme garantie contre l’arbitraire ». Or, selon elle, l’article 16 pêche doublement. Premièrement, il retire au juge « le pouvoir d’apprécier, dans tous les cas, s’il y avait lieu d’ordonner la mise en liberté de la personne détenue », puisque la détention provisoire se prolonge mécaniquement, sans juge. Deuxièmement, et pour la même raison, il « conduit à différer, à l’égard de tous les détenus, l’examen systématique, par la juridiction compétente, de la nécessité du maintien en détention et du caractère raisonnable de la durée de celle-ci ». La Cour de cassation a certes observé à part elle que le texte permet au juge d’intervenir lorsqu’il est saisi ; mais « l’exigence conventionnelle d’un contrôle effectif de la détention provisoire ne peut être abandonnée à la seule initiative de la personne détenue ni à la possibilité pour la juridiction compétente d’ordonner, à tout moment, d’office ou sur demande du ministère public, la mainlevée de la mesure de détention ».

Toute prolongation automatique est-elle dès lors proscrite par la Cour de cassation ?

La Cour de cassation s’est montrée pragmatique : plutôt que de juger l’article 16 de l’ordonnance irrémédiablement contraire à l’article 5 de la Convention européenne et d’invalider toutes les prolongations passées, elle a décidé de « raboter » le texte. Elle a ainsi énoncé que l’article 16 peut s’appliquer (uniquement) dans la mesure où la juridiction compétente « rend, dans un délai rapproché courant à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit, une décision par laquelle elle se prononce sur le bien-fondé du maintien en détention ». Faisant œuvre de législateur (alors que les « arrêts de règlement » sont interdits : article 5 du Code civil), elle a alors précisé que, « même en tenant compte des circonstances de fait exceptionnelles résultant du contexte épidémique », ce délai rapproché « ne peut être supérieur à un mois en matière délictuelle et à trois mois en matière criminelle », ou bien à trois mois si la personne est en détention après condamnation en première instance, car « les faits reprochés à l’intéressé [ont] alors déjà été examinés au fond par une juridiction ». Dès lors, à défaut d’un tel contrôle a posteriori intervenant suffisamment tôt après la prolongation, et sauf s’il est également détenu pour autre cause, l’intéressé doit être immédiatement remis en liberté.

Mais ce « sauvetage » partiel de la prolongation automatique des détentions provisoire ne sera pas d’une grande portée, car le législateur est déjà intervenu avec la loi du 11 mai 2020 pour insérer dans l’ordonnance du 25 mars 2020 un nouvel article 16-1, selon lequel les titres de détention qui arrivent à terme le 11 mai 2020 ne peuvent donner lieu à la prorogation automatique prévue par l’article 16. Il instaure à la place une procédure judiciaire de prolongation a posteriori, en application de laquelle la juridiction doit statuer, selon les cas, dans un délai d’un mois ou de trois mois (la Cour de cassation n’a donc finalement rien inventé…).

 

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