Par Frédéric Sudre, Professeur émérite de l’université de Montpellier

Selon la Cour européenne des droits de l’homme, il convient « de regarder au-delà des apparences et d’analyser les réalités de la situation litigieuse » (CEDH, 23 septembre 1982, n°7151/75 et 7152/75, Sporrong et Lönnroth c/Suède, § 63). Les juristes devraient être attentifs à la réalité, plutôt que de se retrancher derrière des évidences – dans le cadre de la Convention le régime de droit commun des restrictions aux droits est plus protecteur que celui des dérogations, le contrôle de la Cour EDH est plus strict sur les restrictions que sur les dérogations ; oui, bien sûr, qui dit le contraire ? –, ou des propos généraux sur le régime juridique de l’article 15 de la Convention – alors que celui-ci n’est pas appliqué –. Notre propos (« La mise en quarantaine de la ConvEDH ») n’est pas, comme certains feignent de le croire, de vanter les mérites de la clause dérogatoire de l’article 15 de la Convention mais d’examiner la réalité de la situation induite par le non-recours à l’article 15, du côté de Strasbourg et, surtout, du droit interne.

Du côté de Strasbourg, deux points, semble-t-il, font consensus.

D’une part, la France avait la faculté, et non l’obligation, ainsi que je l’ai relevé, de recourir à l’article 15. D’autre part, les conditions d’ouverture de l’article 15 (« l’existence d’un danger public menaçant la vie de la nation ») étaient réunies. La France a fait le choix politique (et réfléchi, on peut l’espérer) de ne pas recourir à l’article 15. C’est son droit, mais est-elle pour autant fidèle à l’esprit de la Convention ? Nous ne le pensons pas car la logique même de l’article 15 est que l’État déclenche le mécanisme d’exception de l’article 15 dès lors que les ressources ordinaires de la Convention (la clause d’ordre public) sont insuffisantes pour faire face au danger public. C’est bien ce que préconise le directeur de la direction du conseil juridique et du droit international public du Conseil de l’Europe, dans un mémorandum adressé, le 16 mars, aux représentants permanents des États et intitulé « Covid-19. Derogations under article 15 of the European Convention on Human Rights » : « Under article 15 of the Convention, the High contracting Parties may derogate from obligations under the Convention ‘in time of war or other public emergency threatening the life of the nation’. On 11 March 2020, the World Health Organization (WHO) characterized Covid-19 as pandemic. Due to the alarming levels of spread and severity of the disease, it would appear justified to speak of a public emergency threatening the life of the nation. According to the European Court of Human Rights, the situation must be such that normal measures permitted under the Convention will not be adequate to address that situation ».

L’article 15 fait notamment office, si l’on ose dire, de « disposition barrière » qui, visant à empêcher la propagation des mesures exceptionnelles restrictives des droits et libertés dans le droit commun, fait obligation à l’État de faire connaître au Secrétaire général du Conseil de l’Europe que la période dérogatoire a pris fin et qu’il a fait disparaître de son droit ces mesures d’exception et, ce, sous le contrôle ultérieur éventuel de la Cour EDH. La France a choisi de recourir à l’état d’urgence mais en se plaçant en dehors du contrôle des instances du Conseil de l’Europe. La garantie du dispositif de l’article 15 -fragile certes mais néanmoins existante- disparaît. On peut certes objecter qu’en 2015, la France a déclenché l’article 15 et que cela n’a pas empêché que des dispositions d’exception soient basculées ensuite dans le droit commun. Cela sera d’autant plus aisé à l’abri du regard extérieur d’un tiers impartial…

Venons-en au droit interne, car c’est là l’essentiel. La seule question qui importe, selon nous, mais largement escamotée par d’autres, est de savoir si le choix de ne pas recourir à l’article 15 et de rester dans le droit commun permet une protection efficace des droits garantis par la Convention. Or, il y a l’apparence et la réalité. L’apparence d’abord : le non-recours à l’article 15 induit que la CEDH continue à s’appliquer en droit interne comme si de rien n’était. C’est confortable de le penser. Mais la réalité est autre.

En premier lieu, il y a, nous semble-t-il, une contradiction flagrante entre le constat de l’existence d’un état d’exception -car, quoique « sanitaire », l’état d’urgence est un régime d’exception- et l’affirmation benoîte que le droit commun conventionnel continue à « fonctionner ». Michel Troper définit ainsi l’état d’exception : « une situation dans laquelle, en invoquant l’existence de circonstances exceptionnelles particulièrement dramatiques et la nécessité d’y faire face – on songe par exemple à une catastrophe naturelle, une guerre, une insurrection, des actes terroristes ou une épidémie –, on suspend provisoirement l’application des règles qui régissent ordinairement l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics et l’on en applique d’autres, évidemment moins libérales, qui conduisent à une plus grande concentration du pouvoir et à des restrictions aux droits fondamentaux » (M. Troper, Le droit et la nécessité : PUF, coll. Leviathan, 2011, p.99). En effet l’état d’exception a pour objet de constater que les ressources ordinaires de l’ordre public – qui sont celles la même que la convention autorise par la clause d’ordre public – sont insuffisantes et qu’il faut recourir à des mesures restrictives des droits et libertés exceptionnelles, qui, par hypothèse, ne sont pas couvertes par la clause d’ordre public – sinon, à quoi bon recourir au régime d’exception ? En d’autres termes, l’institution d’un régime d’exception postule la mise à l’écart du régime ordinaire des droits et libertés auquel appartient la Convention. C’est en ce sens qu’il faut dépasser les apparences et considérer, selon nous, que la France « déroge », de fait, à la Convention.

Il y a donc un hiatus évident dans notre ordre juridique entre état d’exception et droit commun conventionnel. Ce hiatus pourrait, éventuellement, être surmonté si le juge du référé-liberté du Conseil d’Etat, à qui a été confié la tâche de contrôler les mesures prises au titre de l’état d’urgence, exerçait réellement le contrôle de conventionnalité, puisque la Convention est censée s’appliquer « normalement ». L’état d’urgence n’est pas un obstacle insurmontable et le juge du référé-liberté du Conseil d’État l’a prouvé lors de l’état d’urgence en 2015, n’hésitant pas dans des décisions remarquables, alors que la France avait recouru à l’article 15 de la Convention, à « sortir » de cette disposition pour appliquer le droit commun de l’article 8 de la Convention et exercer un contrôle strict de proportionnalité sur des mesures d’assignation à résidence (par ex : CE, ord, 6 janv. 2016, n°395622). Il semble qu’aujourd’hui le juge du référé-liberté du Conseil d’État joue à fronts renversés : l’article 15 n’est pas en jeu, la Convention « ordinaire » s’applique en principe, mais le contrôle de conventionnalité est évanescent bien que les ordonnances de référé « covid-19 » soient, pour la plupart, rendue à son visa. On a le sentiment que le juge du Conseil d’État fait « comme si » l’article 15 était applicable et considère en conséquence que l’État dispose d’une marge d’appréciation d’une amplitude telle que le contrôle de conventionnalité devient purement formel. En bref, jusqu’à preuve du contraire, que nous appelons de nos vœux, l’urgence sanitaire occulte en droit interne la Convention européenne des droits de l’homme. Il nous semble, en espérant ne pas trahir sa pensée, que notre collègue Roseline Letteron fait le même constat lorsqu’elle dit que « La Convention européenne est, à ce stade, largement absente du débat contentieux » (http://libertescheries.blogspot.com/, 24 avril).

C’est pourquoi nous estimons, au-delà des apparences, que la Convention est, implicitement mais nécessairement, « mise en quarantaine ». Certes, on peut nourrir l’espoir que la Cour de cassation se montrera vigilante mais, que l’on sache, elle n’est pas « en première ligne » pour affronter « la vague » des requêtes covid-19.

Pour résumer, schématiquement, notre propos. L’état d’urgence avec article 15 aurait entraîné la suspension de lege de la Convention (à l’exception des droits intangibles) ; l’état d’urgence sans article 15 emporte la suspension de facto de la Convention (avec la même exception). Dans l’un et l’autre cas, la Convention offre une protection très réduite face aux mesures exceptionnelles prises au titre de l’urgence sanitaire. Le recours à l’article 15 aurait eu le mérite de dire les choses clairement et de mettre le droit en accord avec la réalité. Il reste la réalité.

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