Par Stéphane Braconnier – Agrégé de Droit public et Président de l’Université Paris-Panthéon-Assas
Dans une tribune publiée par Le Monde le 1er février 2023, un collectif de juristes, dont Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix, appelle la communauté internationale à condamner « sans équivoque » la « séparation radicale, sous la contrainte, des femmes », pratiquée en Iran et en Afghanistan. Dans cet objectif, le collectif propose de s’appuyer sur les « outils juridiques internationaux qui avaient permis de combattre l’apartheid racial ». Richard Bennett, Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits humains en Afghanistan a également affirmé, lundi 6 mars, que les restrictions imposées aux femmes et aux filles équivalent à « un apartheid sexiste ». Stéphane Braconnier, président de l’Université Paris-Panthéon Assas et signataire de cette tribune, revient sur cette proposition ainsi que sur la notion d’apartheid sexuel.

Qu’est-ce que l’apartheid sexuel ? Existe-t-il une traduction juridique de ce terme ?

De manière générale, l’apartheid est un mot afrikaans qui renvoie à la séparation et la mise à l’écart de groupes humains identifiés, à raison de leur origine ethnique et de leur couleur de peau. Ce terme a caractérisé, à titre presque exclusif, la politique de « développement séparé » selon des critères raciaux ou ethniques, que les populations noires d’Afrique du Sud eurent à subir de 1948 à 1991 : pratiques discriminatoires (entrée réservée dans les magasins, à l’arrière, plages portant des panneaux ‘interdit aux chiens et aux Noirs’, wagons de train séparés, etc), sous-tendues par un système d’oppression et de domination, l’ensemble étant institutionnalisé et même légitimé par le droit.

Cet apartheid (racial) a été fortement réprouvé par la communauté internationale. Il a provoqué la mise au ban diplomatique de l’Afrique du Sud, le boycott sportif étant probablement la mesure qui a le plus heurté le peuple sud-africain et provoqué, en partie, la chute du système.

Ce système de ségrégation, légitimée par des textes, laïcs ou, le plus souvent, religieux, s’applique de manière identique lorsqu’il s’agit de « ségrégation absolue des sexes », selon l’expression de l’ancienne Haute Commissaire des Nations-Unies aux Droits Humains Michelle Bachelet, telle qu’elle est pratiquée en Afghanistan, mais aussi en Iran et, sous une forme moins violente, dans certaines théocraties islamistes du Golfe.

Ce système discriminatoire fondé sur le droit s’accompagne, pour les femmes, d’un statut de second rang sous tutelle masculine, s’exerçant à chaque instant de leur vie. Elles n’ont, en droit, plus aucune autonomie de décision pour elles-mêmes et sont réduites à l’état de sujets.

Quels sont les outils dont dispose aujourd’hui la communauté internationale pour condamner les situations de répression et de discrimination que connaissent les femmes en Iran et en Afghanistan ?

Deux séries d’outils juridiques nous paraissent pouvoir être mobilisées. La Communauté internationale s’est d’abord dotée d’instruments juridiques généraux. Il s’agit de toutes les conventions internationales en relation avec la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ou le Pacte international relatif aux Droits civils et politiques. Tous ces textes sont inspirés de l’universalisme libéral de la Déclaration française des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Elles ont de multiples déclinaisons régionales, en particulier la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme (CEDH) de 1950. Ces conventions permettent de pointer les manquements de certains Etats, parfois de les condamner. Rarement (ou jamais) de les faire cesser.

S’agissant plus précisément du droit des femmes, l’instrument juridique principal est la Convention sur l’Élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF-CEDAW), qui est l’une des conventions les plus largement ratifiées (189 Etats). Mais

c’est aussi celle qui a fait l’objet du plus grand nombre de réserves, au nom des coutumes et des religions, notamment par les Etats évoqués plus haut, là même où la Convention trouverait pourtant le plus à s’appliquer pour permettre aux femmes d’exercer leurs droits.

Tous les quatre ans, les Etats Membres présentent un rapport d’avancement mettant en évidence les mesures prises pour éliminer les discriminations à l’encontre des femmes. Ce rapport est présenté devant la Commission du Statut des Femmes (CSW), qui siège au mois de mars à New-York, avec la participation des ONG accréditées. Ce rapport donne lieu à de simples observations… L’Iran faisait d’ailleurs partie de la CSW et n’en a été exclu qu’à la suite de la répression sanglante des manifestations qui s’y déroulent actuellement.

Le Conseil des Droits Humains peut également intervenir. Il s’agit d’un organe intergouvernemental des Nations Unies, composé de 47 États qui ont la responsabilité de renforcer la promotion et la protection des droits humains autour du globe. Dans le cadre de procédures spéciales, des experts des droits de l’homme, indépendants, sont nommés avec pour mandat d’enquêter dans les pays visés, puis de rendre compte de la situation et de faire des propositions.

Les Rapporteurs Spéciaux pour l’Iran (Javaid Rehman) et l’Afghanistan (Richard Bennett) ont ainsi pu constater « la discrimination systématique à l’encontre des femmes » dans ces pays, sans que cela ne débouche, jusqu’à présent, sur une condamnation formelle des Etats concernés.

Vous évoquez, dans la tribune au Monde publiée le 1er février, la nécessité de rédiger un “instrument juridique opérationnel permettant de sanctionner les politiques fondées sur la séparation institutionnalisée des sexes et les contraintes imposées aux femmes pour y parvenir”. Quelle forme cet instrument peut-il prendre et comment le mettre en œuvre ?

Alors qu’il existait une Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales, les Etats membres des Nations-Unies ont décidé, s’agissant de l’apartheid, d’aller plus loin en élaborant un outil juridique spécifique : la Convention Internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid, adoptée par l’Assemblée Générale des Nations-Unies en 1973 et motivée par le fait « qu’une telle convention internationale permettrait de prendre de nouvelles mesures plus efficaces sur le plan international et sur le plan national en vue d’éliminer et de réprimer le crime d’apartheid ».

La Communauté internationale doit pouvoir aujourd’hui franchir ce pas s’agissant de l’apartheid fondé sur le sexe. Il faut adopter un texte plus sévère que la CEDEF, qui vise de « simples » discriminations. Or, l’apartheid sexuel affecte à chaque instant la vie des femmes. Le moindre manquement aux prescriptions qui en découlent peut donner lieu à des châtiments sévères prévus par la loi, qu’elle soit civile ou religieuse.

Quels peuvent être les obstacles à la création d’un tel instrument ?

Seul un Etat membre des Nations Unies peut proposer une modification de la loi internationale, en l’occurrence de la Convention Internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid, afin d’élargir son champ d’application de l’apartheid racial à l’apartheid sexuel. Le principal obstacle est donc politique et la situation internationale actuelle, très tendue, n’est pas de nature à favoriser les audaces diplomatiques.

Quels sont les Etats qui, dans un contexte géopolitique aussi complexe, pourraient accepter de porter cette revendication ? C’est un travail de fond, qui a déjà été mené il y a quelques années au sujet des mutilations sexuelles, à l’issue de plusieurs initiatives, y compris judiciaires, menées en France et au Parlement européen par certaines des signataires de la tribune, en

particulier Me Weil-Curiel. Avec une association qui a œuvré intensément contre les mutilations sexuelles en Afrique, l’ex-commissaire européenne Emma Bonino, devenue ministre des Affaires étrangères en Italie puis présidente du Sénat Italien, a ainsi obtenu que l’Assemblée Générale des Nations-Unies condamne officiellement les mutilations sexuelles et adopte, le 22 décembre 2012, une convention internationale dédiée.

Or, jusqu’à présent, en dépit de multiples déclarations et prises de position, la Communauté internationale continue à considérer que la question des femmes demeure, à titre principal, un problème intérieur relevant de chaque Etat et ne saurait faire l’objet d’une convention internationale spécifique, a fortiori si cette convention a pour ambition de qualifier l’apartheid sexuel de crime…

L’adoption d’une telle convention suppose donc que soient réunies trois conditions : un contexte international favorable, le leadership d’une personnalité internationale de premier plan et le soutien de nombreux Etats. Sur ce dernier point, s’agissant de l’apartheid racial, les promoteurs de la convention évoquée plus haut, qualifiant cette politique de crime contre l’humanité, ont bénéficié du soutien de tous les Etats Africains. Malheureusement, ces conditions sont loin d’être réunies aujourd’hui en ce qui concerne l’apartheid à raison du sexe. Les femmes d’Iran et d’Afghanistan sont les premières victimes de cet attentisme.

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