Par Hélène Gaudin – Professeure à l’Université Toulouse-Capitole – Directrice de l’IRDEIC
« La réforme de la justice polonaise de décembre 2019 enfreint le droit de l’Union européenne » a affirmé la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) lundi 5 juin. Une décision saluée par Didier Reynders, commissaire européen à la justice, qui a exhorté les autorités polonaises à « se conformer pleinement à l’arrêt. ». L’occasion pour Hélène Gaudin de revenir sur le bras de fer qui a opposé Varsovie à Bruxelles.

Qu’a jugé la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans sa décision du 5 juin ?

Il ne faut pas s’y tromper. En indiquant que « même si, comme il ressort de l’article 4, §2, TUE, l’Union respecte l’identité nationale des États membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, de telle sorte que ces États disposent d’une certaine marge d’appréciation pour assurer la mise en œuvre des principes de l’État de droit, il n’en découle nullement que cette obligation de résultat peut varier d’un État membre à l’autre. En effet, tout en disposant d’identités nationales distinctes, inhérentes à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, que l’Union respecte, les États membres adhèrent à une notion d’ « État de droit » qu’ils partagent, en tant que valeur commune à leurs traditions constitutionnelles propres, et qu’ils se sont engagés à respecter de manière continue » (pt 73), ce n’est pas seulement l’Union et son droit que la Cour de justice entend protéger mais bien le modèle de l’État de droit tel qu’il s’est développé et a prospéré en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. La Cour rappelle que le constitutionnalisme ainsi établi ne peut faire l’objet d’aucune « régression », notamment concernant l’indépendance des juges nationaux et la protection juridictionnelle effective (pt 74).

Le recours en manquement de la Commission visait l’adoption par la Pologne le 20 décembre 2019 de la loi modifiant la loi relative à l’organisation des juridictions de droit commun, la loi sur la Cour suprême et certaines autres lois, estimant que ce texte violait les articles 19§1, 2nd alinéa TUE, l’article 47 de la Charte, l’article 267 TFUE, et le principe de primauté. Un dernier grief était articulé autour de la violation du droit au respect de la vie privée et le droit à la protection des données à caractère personnel des magistrats, garantis par les articles 7 et 8§1 de la Charte ainsi que différentes dispositions du RGPD.

Dans quel contexte cette décision a-t-elle été rendue ?

Cet arrêt s’inscrit dans « une histoire sans fin » (Fl. Benoit-Rohmer) entre l’Union et la Pologne… Sans fin, mais dont le point de départ se situe en 2019, avec une première condamnation en manquement, et un arrêt préjudiciel aux conséquences multiples.

C’est cet arrêt A.K. et ses répercussions devant les juges polonais que la loi de réforme globale de la justice polonaise de 2019 entendait neutraliser.

L’arrêt lui-même a été précédé d’une série d’ordonnances, dont la moins célèbre n’est certes pas celle ayant prononcé une astreinte de 1 000000 €/jour contre la Pologne. Il développe d’autres particularités, de style d’abord, en étant moins combatif que celui du 16 février 2022, de raisonnement ensuite, avec l’utilisation d’un contrôle plus concret que celui exercé traditionnellement dans le manquement.

Plus serein, l’arrêt illustre pourtant un choc des compétences, récurrent sur le système judiciaire national, la Pologne contestant la compétence de l’Union et de la Cour de justice pour se prononcer, invoquant, à la suite de la décision de sa Cour constitutionnelle du 14 juillet 2021, le respect de son identité nationale et le principe d’attribution des compétences (ultra vires).

Depuis l’arrêt Association syndicale des juges portugais, la Cour ne varie pas, liant les articles 2 et 19 TUE, pour fonder sa compétence : « si l’organisation de la justice dans les États membres, notamment, l’institution, la composition, les compétences et le fonctionnement des juridictions nationales, ainsi que les règles gouvernant le processus de nomination des juges ou encore celles applicables au statut de ceux-ci et à l’exercice de leurs fonctions, relève de la compétence de ces États, ceux-ci n’en sont pas moins tenus, dans l’exercice de cette compétence, de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union et, en particulier, des articles 2 et 19 TUE » (pt 63 et pts 73-74).

Le déclenchement d’une procédure en manquement pourrait-il être fondé sur la base du seul article 2 TUE, dès lors que la Cour estime qu’il contient des valeurs juridiquement contraignantes (pt 67) ? Tel est le pari actuel de la Commission dans le cadre de la procédure engagée contre la Hongrie à propos de la loi sur la protection de l’enfance.

À travers son identité nationale inhérente à ses structures fondamentales politiques et constitutionnelles, c’est un modèle propre d’État de droit et de constitutionnalisme qu’entend mettre en avant la Pologne.

Le balancement de la réponse de la Cour est à noter. Si elle ne peut que reconnaître l’existence d’identités nationales distinctes que l’Union doit respecter et au titre desquelles chaque État dispose d’une « marge d’appréciation » (pt 73, également pts 263-264), elle rappelle à ceux-ci leur engagement à respecter « de manière continue » une notion d’État de droit qui relève de leur patrimoine constitutionnel commun.

Les États doivent, dès lors, se conformer à l’exigence de la protection juridictionnelle effective et de l’indépendance de la justice et « veiller à éviter toute régression ». C’est là une clause impérative au nom du constitutionnalisme le plus contemporain. C’est aussi une garantie européenne qui est accordée par la Cour aux juges polonais, face au gouvernement (pt 291) qui entend les subordonner aux pouvoirs exécutif et législatif (pt 125). Cette protection inclut le droit des magistrats à la protection de leurs données à caractère personnel, dès lors que les dérogations prévues au nom de la transparence et de la lutte contre les conflits d’intérêt semblent disproportionnées (pt 384). Le raisonnement de la Cour est à scruter avec d’autant plus d’attention par la France à l’occasion du vote du projet de loi organique relatif à l’ouverture, la modernisation et la responsabilité du corps judiciaire, et notamment de l’amendement sur le principe d’impartialité.

Quelle est la portée de cette décision pour la Pologne ?

Sur le court terme, le bilan de l’arrêt, pour la Pologne, doit être mené au regard d’un changement de contexte : nouveaux instruments, notamment financiers, au profit de l’Union, guerre en Ukraine et perspective électorales. Le ton jurisprudentiel plus assuré se comprend dès lors puisque « pour recevoir les 35,4 milliards € de son plan de relance, le gouvernement polonais devra donc défaire en grande partie le système judiciaire mis en place pour avoir une magistrature à sa main ».

Sur le long terme, la Cour de justice trouve l’occasion inattendue d’un renforcement, avec la mise en place progressive d’une clause européenne de la procédure régulière inspirée de la due process of law. Trouvant son fondement dans les articles 2, 19§1, 2nd alinéa, TUE et 47 de la Charte, explicitement qualifiés dorénavant de « dispositions de nature à la fois constitutionnelle et procédurale, et dont le respect doit, en outre, être transversalement garanti dans tous les domaines matériels d’application du droit de l’Union et devant toutes les juridictions nationales saisies d’affaires relevant de ces domaines » (pt 268), cette clause européenne est bien sûr une garantie collective pour les juges nationaux. Elle est aussi riche de potentialités fédérales.

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