Par Thierry Renoux, Professeur, Université d’Aix-Marseille, et Maria Gudzenko, doctorante contractuelle, Institut Louis Favoreu

Après l’attentat de Nice survenu jeudi 29 octobre, parmi les élus, des voix se sont élevées pour réclamer que la France « s’exonère des lois de la paix », en évoquant la nécessité de la création d’un « Guantanamo à la française ». Le responsable de ces horribles massacres est tout désigné, c’est le droit international humanitaire : « Aujourd’hui, nous combattons l’islamisme avec des boulets aux pieds et des entraves qui paralysent notre action », au premier rang desquels la « Convention européenne des droits de l’homme ». Au moment où nous commémorons les 70 ans de ce traité, signé à Rome le 4 novembre 1950, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH) mérite-t-elle un tel excès d’indignité ?

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est-elle un obstacle à lutte anti-terroriste ?

Pour la CEDH, le terrorisme est l’une des menaces les plus graves pour les sociétés démocratiques. Pour cette raison, il est l’objet d’un droit pénal spécial comportant des peines plus sévères et une procédure donnant des moyens plus importants au parquet et aux juridictions d’instruction. La CEDH, à plusieurs reprises, a souligné que « la criminalité terroriste entre dans une catégorie spéciale (…) en raison du risque de souffrances et de perte de vies humaines dont cette criminalité s’accompagne » (CEDH 20 octobre 2015, Sher c. Royaume-Uni, n°5201/11). Loin de dresser un obstacle à la lutte anti-terroriste, le droit du Conseil de l’Europe la renforce – la Convention européenne pour la répression du terrorisme du 27 janvier 1977, ratifiée par la France en 1987, a ainsi pour objet de faciliter l’extradition des auteurs de tels actes – et la CEDH s’accommode très bien de méthodes d’enquêtes et de surveillance spéciales (CEDH, 22 février 1994, Raimondo c/ Italie, req. n° 12954/87, § 43), de délais de gardes à vue, de procédures d’instruction et de jugement stricts dès lors qu’il s’agit d’infractions terroristes. Plus encore, les États membres de la CESDH sont soumis à une véritable obligation positive de protéger les personnes contre les actes de terrorisme. Ainsi, si les autorités françaises ont connaissance d’une probable attaque terroriste et qu’elles ne déploient pas de mesures propres à l’empêcher, ou au moins en diminuer les risques, la France, comme tout autre État membre, peut être condamnée pour violation de l’article 2 CESDH (droit au respect de la vie) (CEDH, 13 avril, 2017, Tagayeva and others v. Russia no. 26562/07 § 492). De surcroît, la multiplication des attentats terroristes, même à l’étranger, peut justifier un recours à la dérogation prévue à l’article 15 de la CESDH, ce qui attribue en matière de lutte anti-terroriste une marge d’appréciation plus importante à chaque État membre de la CESDH (CEDH, Gde Ch. 19 février 2009, A. et autres c. Royaume-Uni, no 3455/05 § 176). Cette voie a notamment été suivie par la France, laquelle a dérogé à la Convention de novembre 2015 jusqu’en novembre 2017. Comment peut-on dès lors continuer à prétendre que la Convention européenne fait le lit du terrorisme et protège ses auteurs ?

La CEDH détermine-t-elle la sortie de prison des personnes condamnées pour terrorisme ?

Sur les quelques 500 personnes actuellement détenues dans les prisons françaises pour des actes de terrorisme, 153 doivent être libérées dans les mois qui viennent (42 fin 2020, 64 en 2021 et 47 en 2022). L’une des mesures envisagées par le législateur pour protéger la société civile de la sortie des détenus radicalisés a été de prolonger la peine de prison par un ensemble de mesures de sûreté dont le champ est très large, puisqu’il s’étend de nouvelles mesures d’enfermement jusqu’à l’obligation de signaler toute modification de domicile auprès des services de l’État en passant par diverses sortes de déclarations ou de pointage journalier auprès des autorités compétentes, de restrictions ou interdictions non seulement de déplacements mais aussi d’activités y compris professionnelles, voire de fréquentation de telle ou telle personne.

Le dénominateur commun des mesures de sûreté, qu’il s’agisse de mesures de détention ou de mesures de surveillance, est qu’elles s’appliquent après que le condamné a purgé sa peine, en tenant compte non pas du crime ou du délit qu’il a commis mais de ceux qu’il pourrait commettre, compte tenu d’une « dangerosité estimée ». De telles mesures de sûreté ne sont pas, en elles-mêmes, contraires à la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH, 17 décembre 2009, Gardel c. France, n° 16428/05 : inscription à un fichier judiciaire d’auteurs d’infractions violentes, CEDH, 3 septembre 2015, Berland c. France, n°42875/10 : hospitalisation d’office, assortie de l’interdiction pendant vingt ans d’entrer en contact avec les parties civiles et de détenir une arme) pas davantage d’ailleurs qu’elles ne sont, par nature, contraires à la Constitution (Cons. const, n° 2008-562 DC, 21 février 2008, Loi relative à la rétention de sûreté pour cause de trouble mental ; n° 2017-691 QPC, 16 février 2018, M. Farouk B. [Mesure administrative d’assignation à résidence aux fins de lutte contre le terrorisme]). Davantage, depuis le revirement opéré en 2016 (CEDH, Bergmann c. Allemagne, 7 janv. 2016, n° 23279/14) et confirmé en 2018 (CEDH, gr. ch., 4 déc. 2018, Ilnseher c. Allemagne, nos 10211/12 et 27505/14), la CEDH estime que dès l’instant où elle est ordonnée à des fins thérapeutiques à l’égard d’une personne souffrant d’une maladie mentale, la nature et le but d’une mesure d’internement de sûreté en modifient la substance au point de ne plus devoir être considérée comme une peine, laquelle ne vise pas un but uniquement préventif. La qualification d’une mesure de sûreté est donc issue de sa finalité, ce qui a pu être critiqué au vu d’une jurisprudence antérieure constante de la Cour de Strasbourg (CEDH, M. c. Allemagne, 17 déc. 2009, GC, n° 19359/04). La CEDH soustrait donc l’internement de sûreté aux garanties découlant des articles 5 § 1 a) et 7 § 1 de la Convention. En France, cédant à une même tentation sécuritaire, le droit interne adopte une approche comparable à celle de son voisin d’Outre-Rhin. Ainsi une rétention de sûreté prononcée à l’expiration de la peine par une juridiction régionale de la rétention de sûreté, repose non sur la culpabilité de la personne condamnée mais sur sa particulière dangerosité, appréciée par cette juridiction. Ici, également, la finalité de la mesure est déterminante : il s’agit d’empêcher et de prévenir la récidive par des personnes atteintes d’un trouble grave de la personnalité. Par suite, pas davantage que la surveillance de sûreté, la rétention de sûreté « n’est ni une peine, ni une sanction ayant le caractère d’une punition » soumise aux principes de la légalité pénale énoncés par l’article 8 de la Déclaration de 1789 (Cons. const. n° 2008-562 DC) précitée.

Dès lors, ne s’agissant pas d’une peine supplémentaire, il est tentant d’appliquer des mesures de sûreté comparables aux terroristes qui, ayant purgé leur peine, sortent de prison. Mais comparaison n’est pas raison car « dangerosité pour trouble mental » et « dangerosité pour risque de récidive d’acte de terrorisme » sont loin de désigner les mêmes réalités. En matière judiciaire, la plupart des instruments classiques, tels que le suivi post-libération en vue de la réinsertion (CPP, art. 721-2), le suivi socio-judiciaire (qui ne s’applique qu’aux faits postérieurs à l’entrée en vigueur de la loi 3 juin 2016, date bien trop récente pour juger aujourd’hui la plupart des terroristes, compte tenu des délais d’instruction) ou la rétention et la surveillance de sûreté (CPP 706-53-13 à 706-53-22) apparaissent à cet égard plutôt inadaptés au cas de sortie de prison des anciens terroristes, soit que ces condamnés sont inéligibles à la surveillance judiciaire, soit pour la simple raison qu’aussi bien la rétention de sûreté que la surveillance de sûreté – qui visent à protéger la société d’une dangerosité pour les seuls troubles graves de la personnalité – impliquent une appréciation médicale de la dangerosité, notion peu adaptée à des personnes radicalisées condamnées pour terrorisme et qui à l’issue de leur peine, en pleine conscience, persistent dans leur adhésion à une idéologie extrêmement violente. Reste alors une ultime tentation : celle de prévenir administrativement la commission d’actes de terrorisme par d’anciens condamnés pour de tels faits. Tel est l’objet des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS) que, dans cette finalité, le ministère de l’intérieur peut prononcer (CSI, art L. 228–1). La CESDH ne s’oppose pas non plus à la mise en place de telles mesures administratives de surveillance qui, simplement liées au comportement de la personne (menace d’une particulière gravité) ainsi qu’à des faits objectifs (fréquentation de personnes suspectées de terrorisme, expression répétée d’une idéologie terroriste), d’une part ne complètent ni ne tiennent compte d’une condamnation antérieure dont lesdites mesures ne sont pas le prolongement, d’autre part et par suite ne constituent pas une peine, enfin sont restrictives et non privatives de liberté puisqu’il s’agit d’obligations soit de déclaration soit d’interdiction, notamment de déplacement sur le territoire d’une commune. C’est sans doute ce qui a conduit le législateur à prolonger jusqu’au 31 juillet 2021 (au lieu du 30 décembre 2020) l’application de ces mesures expérimentales de la loi antiterrorisme (dite « Silt ») du 30 octobre 2017, notamment au vu des éléments recueillis par les services de renseignement, à l’extérieur comme à l’intérieur de la prison, en concertation avec le parquet national antiterroriste. Pour autant, cette prévention administrative n’échappe pas entièrement aux garanties de forme et de fond exigées par la CEDH : non seulement de telles mesures individuelles de contrôle et de surveillance doivent être proportionnées à ce qui est strictement nécessaire et demeurer placées sous le contrôle du juge mais encore leur renouvellement exige que la dangerosité du condamné terroriste soit corroborée par des éléments nouveaux ou complémentaires.Enfin, dès l’instant où l’une de ces mesures présenterait un caractère punitif avéré (assignation à résidence sévère), elle ne pourrait s’appliquer de manière rétroactive à des détenus déjà condamnés ni porter atteinte à la dignité de la personne humaine, le tout sous le contrôle du juge judiciaire (CEDH, 2012, Ananyev et autres c. Russie, nos. 42525/07 – 60800/08. Cons. const. 2020-805 DC, 7 août 2020 Loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine ; 2020-858/859 QPC, 2 octobre 2020, M. Geoffrey F. et autre [Conditions d’incarcération des détenus]).

La CEDH pourrait-elle admettre un « Guantanamo à la française » ?

Non, en aucun cas. Si le 13 novembre 2001, le président George W. Bush a promulgué un décret militaire « Détention, traitement et jugement de certains ressortissants étrangers dans la guerre contre le terrorisme –», c’est avant tout parce que la base militaire que les États-Unis louent depuis 1903, dans la baie de Guantanamo à Cuba, dispose d’un caractère extraterritorial s’opposant à ce que les détenus de cette prison, instituée en 2002, puissent contester leur détention auprès des cours fédérales de justice américaines, par le biais de requêtes en habeas corpus. Ce n’est qu’en 2004 que la Cour suprême a remis en cause cette extraterritorialité (Rasul v. Bush, 542 U.S. 466.2004) pour les détenus américains puis, en 2008, pour les prisonniers étrangers (Boumediene v. Bush, 553 U.S. 723.2008). En Europe, si la CEDH rappelle que les États contractants ont normalement l’obligation d’appliquer la Convention seulement sur leur propre territoire, il en va différemment lorsqu’un État contractant assume des prérogatives de puissance publique sur le territoire d’un autre État (CEDH, Gde Ch. 7 juillet 2011, Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni). Dès l’instant où un État membre de la CESDH exerce un contrôle effectif sur les conditions de la détention, même s’agissant d’actes de l’État commis dans un territoire situé hors de l’espace de la CEDH, cet État membre en répond ; il doit offrir aux prisonniers un accès effectif et complet à ses propres juridictions (CEDH, Gde Ch. 7 juillet 2011 Al-Jedda c. Royaume-Uni ; CEDH, Gde Ch. 16 septembre 2014, Hassan c. Royaume-Uni). Enfin, on n’oubliera surtout pas que la prison de Guantanamo a été un haut lieu de torture et de détentions arbitraires, effectuées sans aucune présentation à un juge, ce qui est évidemment contraire aux articles 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants) et 5 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention.

La CEDH s’oppose-t-elle à l’expulsion des personnes condamnées pour terrorisme ?

La question de l’expulsion des terroristes du sol français a longtemps paru plus complexe, ce qui a sans doute motivé, sans la justifier, l’ire de certains responsables politiques quant à une prétendue impossibilité pour la France, du seul fait de « l’emprise » de la CESDH, à expulser les terroristes étrangers réputés les plus dangereux vers leur pays d’origine (CEDH, 3 décembre 2009, Daoudi c. France, no 19576/08 : à propos de la situation en Algérie de 2007 à 2009). Le même constat vaut pour les auteurs d’infractions à caractère terroriste quant au prononcé simultané d’une sanction de déchéance de nationalité, alors même que celle-ci a été jugée par la CEDH non contraire à la Convention européenne et notamment au respect de la vie privée, dès l’instant où elle n’a pas pour effet de rendre apatrides les personnes qui en sont frappées – ce qui est le cas de tous les terroristes binationaux – et n’entraîne pas ipso facto une procédure d’expulsion (CEDH, 25 juin 2020, Ghoumid et autres c. France, no 52273/16). Certes, en principe, les expulsions ne doivent pas avoir pour effet d’exposer ceux qui en sont l’objet au risque de violation grave de leurs droits fondamentaux dans le pays de destination, qu’il s’agisse de la peine capitale, de la torture et de mauvais traitements. Pendant longtemps, la CEDH a apprécié de manière stricte cette exigence aussi bien lors de l’examen de la situation personnelle de l’expulsé que de la réalité du danger encouru dans le pays de destination. Pour ce faire, la Cour s’appuyait « sur l’ensemble des données qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office » (CEDH, 4 février 2005, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie nos 46827/99 et 46951/99)§ 69). Cependant, depuis 2019, en application du principe de subsidiarité, la CEDH laisse aux États une latitude nettement plus étendue quant à l’appréciation de la réalité d’un tel risque, compte tenu des éléments dont le pays de départ dispose et de l’appréciation portée sur la situation dans le pays de destination par les autres États membres de la CESDH (CEDH, 29 avril 2019, A.M. c. France no 12148/18 : s’agissant d’une expulsion vers l’Algérie). On le regrettera ou on s’en félicitera, c’est selon, mais une chose est certaine : il est parfaitement inutile et même dangereux de songer à réviser notre Constitution ainsi qu’à dénoncer la Convention européenne des droits de l’Homme qui est loin de freiner la lutte antiterroriste. Pour autant, dans ce combat, ne perdons jamais de vue que même un impératif aussi puissant que la préservation de la sécurité nationale ne saurait nous autoriser à méconnaître la dignité de la personne humaine (CEDH, 24 juillet 2014, Al Nashiri v. Poland no. 28761/11 et Husayn (Abu Zubaydah) v. Poland n° 7511/13).