Par Christophe Bigot, avocat, cabinet Bauer Bigot & associés


Dans l’affaire « Balance ton porc » comme dans l’affaire Joxe/Besson, le débat juridique tourne autour de la bonne foi de celui qui tient les propos diffamatoires, fait justificatif permettant d’éviter la condamnation de celui qui a tenu les propos. A chaque fois, la Cour d’appel de Paris, dans une formation identique, et lors d’audiences tenues le même jour, va infirmer les décisions rendues en première instance. Ainsi, dans l’affaire Joxe/Besson, la Cour prend soin de relever que : « L’appel ne porte que sur le rejet de l’exception de bonne foi et ses conséquences. Il est donc définitivement jugé que les propos litigieux portent atteinte à l’honneur ou à la considération de M. Joxe [accusé d’agression sexuelle sur la plaignante au cours d’une représentation à l’Opéra]. Il n’appartient pas à la cour de rechercher si les propos dénoncés par l’appelante sont réels ou imaginaires, mais uniquement si, compte tenu du contexte dans lequel ils ont été tenus, elle peut bénéficier de la bonne foi ».

La Cour relève que Mme Besson ne produit aucun témoignage direct, alors qu’elle avait déclaré que de nombreuses personnes l’avait regardée. Elle souligne aussi qu’elle commet différentes erreurs factuelles puisqu’elle ne se souvient pas de l’opéra qu’elle a vu ce soir-là et se trompe sur le point de savoir s’il y avait un entracte. Mais elle la considère tout de même de bonne foi. Elle juge ainsi que « Compte tenu du contexte dans lequel les faits litigieux se seraient produits et de celui dans lequel ils sont révélés sept ans et demi plus tard dans le cadre du débat d’intérêt général alors lancé sur la libération de la parole des femmes, la cour considère que les pièces et le témoignage produits par l’appelante constituent une base factuelle suffisante ».

Sur cette base, et après avoir relevé que Mme Besson n’apparaissait pas avoir d’animosité personnelle envers M. Joxe, elle juge que : « Au vu de l’ensemble des éléments du dossier et dans de telles conditions, le prononcé d’une condamnation, même seulement civile, porterait une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression et serait de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de cette liberté. En conséquence, l’appelante peut bénéficier du fait justificatif de la bonne foi et la diffamation n’est pas constituée ».

Est-ce que l’appréciation de la bonne foi, dans l’affaire Joxe/Besson, particulièrement favorable à celle qui a tenu les propos portant atteint à l’honneur et à la considération du plaignant, ne risque pas de légitimer toutes sortes d’accusations sans preuve ?

Ces deux affaires et notamment l’affaire Joxe/Besson visent à déterminer les conditions de la bonne foi, dans un contexte qui est caractérisé par une double circonstance fondamentale : d’une part, nous sommes en présence de propos relatifs à des faits dans lesquels la personne qui s’exprime est directement impliquée, et se dit victime ; d’autre part, les propos ne sont pas tenus par un professionnel de l’information mais par un citoyen, en l’espèce plutôt une citoyenne, sur un support d’expression qu’on qualifiera, pour faire simple, de réseau social. Or au terme d’une jurisprudence qui remonte aux prémices de l’internet, ces deux circonstances sont de nature à assouplir les exigences de la bonne foi. Ici, elles se cumulent, ce qui tire les critères vers le bas. Sur le principe, la démarche qui consiste à moduler la bonne foi en fonction du registre d’expression est à approuver à mon sens, car elle est réaliste. On ne peut exiger d’un particulier qui s’exprime sur une affaire le concernant le même recul et la même objectivité que d’un journaliste. Et de la même façon, on ne peut exiger une enquête au long cours avant chaque message posté sur Twitter. En termes de méthode, il n’y a à mon sens rien à redire, bien au contraire.

Fallait-il exiger plus d’éléments de preuve pour admettre une base factuelle dite « suffisante », au risque de briser l’élan spontané de ces Hashtags de dénonciation qui fleurissent sur tous sujets ? C’est tout le problème de la balance des intérêts, qui donne parfois une impression de compromis qui ne satisfait personne, et il est vrai que la réputation de quelques uns a probablement été sacrifiée sur l’autel de la lutte contre les violences faites aux femmes et les pratiques sexistes.  Pour ma part, je ne suis pas choqué mais je comprends qu’on puisse l’être. C’est un tout, n’oublions pas qu’en l’espèce Pierre Joxe n’était pas cité par les propos litigieux, et la Cour s’appuie quand même sur le fait que l’intéressée n’avait pas attendu pour dénoncer les faits auprès de ses proches, ce qui rend l’accusation crédible. La cour s’en tient à ce qu’on pourrait appeler une apparence de crédibilité, et cette exigence minimaliste n’équivaut pas à abdiquer tout contrôle.

La motivation de la Cour montre qu’il s’agit d’éviter « un effet dissuasif » pour l’exercice de la liberté d’expression. Mais n’est-ce pas ici donner une part bien trop grande à cette liberté d’expression amplifiée aujourd’hui par des réseaux sociaux largement incontrôlables ?

Sur tous ces sujets, l’idée-force est que l’intérêt général prime les intérêts particuliers, et si l’on déplace légèrement le curseur vers plus de rigueur dans l’exigence de la base factuelle, on prend le risque de casser une dynamique qui participe d’un progrès social. Il y a un phénomène de « vases communicants » selon lequel plus le curseur de l’intérêt général monte, plus les autres curseurs descendent. Si on élargit le focus sur les réseaux sociaux et leurs dérives, je crois en effet qu’il y a une profonde inadaptation du droit à l’appréhension de ce phénomène de masse, aussi bien dans le fond, que dans les mécanismes de réponse de la société, c’est-à-dire la réaction judiciaire, trop tardive et trop couteuse. Fondamentalement, le droit de la presse n’a pas été pensé pour répondre à l’horizontalité d’un tel phénomène. Il s’y adapte tant bien que mal, mais il ne faut pas lui demander de régler plus que quelques situations particulières isolées. La réponse générale, qui permettrait de réguler la parole sur les réseaux sociaux, n’a pas été encore été trouvée, et la place de la liberté d’expression s’agissant de la parole dite citoyenne, a été rappelée solennellement par la Conseil constitutionnel en juin dernier à l’occasion de la censure quasi-totale de la loi dite Avia. On se heurte donc à une liberté constitutionnellement protégée, ce qui implique d’avancer avec d’infinies précautions. Je crains que les excès des réseaux sociaux soient devenus une nuisance inhérente à la vie en société.

Est-ce que cette manière de caractériser l’intérêt général et la place qui lui est ici conférée n’emporte pas un risque considérable de multiplication des dénonciations en tous genres ?

C’est possible, mais ce qui me gêne le plus dans ces concepts élastiques héritées de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, comme l’intérêt général, la proportionnalité ou la base factuelle suffisante, c’est leur imprévisibilité. Ils permettent au juge de modeler une réponse judiciaire un peu à sa guise, en fonction de ses propres conceptions morales, ou de sa vision de la société, et selon moi c’est le pire écueil du droit de la presse. Quand il s’agit de fixer le curseur d’une liberté fondamentale, il faudrait au contraire limiter au maximum l’arbitraire du juge. Et on le voit bien dans ses affaires, qu’il s’agisse de l’affaire Muller ou de l’affaire Besson. Elles sont l’une et l’autre condamnées en première instance, aux termes d’un raisonnement judiciaire qui était tout aussi logique que celui de la Cour d’appel. Deux formations de juges ultra spécialisés, habitués à appréhender cette matière particulière qu’est l’expression publique, arrivent à des solutions diamétralement opposées en appliquant strictement les mêmes concepts. Il y a donc bien un arbitraire majeur qui tient à la façon dont une formation juridictionnelle ou une autre aborde un débat de société. En définitive, le risque est double, il tient aussi bien à la multiplication des dénonciations abusives qui engendrent des petites morts sociales ; qu’à l’épée de Damoclès dressée au-dessus de ceux qui cherchent légitimement à dénoncer des pratiques inadmissibles, et qui peuvent se retrouver condamnés pénalement par un juge ayant simplement appliqué sa vision – imprévisible – de la proportionnalité.

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