Par Anne Levade, professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du Club des juristes

 

Alors que la Cour suprême des Etats-Unis vient de remettre en cause le droit à l’avortement, vive est l’émotion dans l’ensemble des démocraties face à ce qui apparaît indiscutablement comme une régression des droits et libertés. Il n’est dès lors pas illégitime de se demander si un risque similaire existe en France. Est-il, par conséquent, souhaitable ou nécessaire, comme le proposent certains, de réviser la Constitution afin d’y introduire le droit à l’avortement ou cette proposition de réforme doit-elle être analysée à la l’aune de la situation politique particulière résultant des élections législatives ?

Existe-t-il un risque similaire de remise en cause du droit à l’avortement en France ?

Disons-le clairement, il n’y a, en France, aucun risque que le droit à l’avortement soit remis en cause comme il vient de l’être aux Etats-Unis. A cela trois explications.

D’abord, en France, le droit à l’avortement est, depuis 1975, établi par la loi alors que, aux Etats-Unis, son fondement résidait dans un arrêt Roe v. Wade rendu par la Cour suprême en 1973 et que l’on savait fragile d’emblée. Si l’on ajoute que la loi de 1975 a été à neuf reprises complétée et toujours en vue de faciliter les conditions d’accès à l’IVG, on conviendra que la différence n’est pas mince.

Ensuite, le Conseil constitutionnel, qui considère classiquement que la Constitution ne lui confère pas un pouvoir général d’appréciation et de décision identique au législateur, reconnaît tout particulièrement une large marge de manœuvre aux parlementaires sur les questions de société. En témoignent les quatre décisions à l’occasion desquelles il a eu à connaître de la législation sur l’IVG qui jamais n’ont conclu à une inconstitutionnalité.

Enfin, à la différence des Etats-Unis où depuis des décennies l’avortement est l’objet de débats souvent violents opposant pro life et pro choice, il n’est pas de formation politique qui, en France, propose de revenir sur la loi du 17 janvier 1975, quand bien même certains responsables politiques ont pu se dire « à titre personnel » défavorable à l’IVG.

Est-il nécessaire ou souhaitable d’envisager une réforme de la Constitution pour y inscrire un droit à l’avortement ?

De mon point de vue, non et pour trois raisons.

En premier lieu, au-delà du symbole, l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution ne changerait absolument rien à l’état du droit. C’est évidemment toujours la loi qui fixerait les conditions dans lesquelles une femme peut y recourir et « la liberté de la femme » découlant de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui en est aujourd’hui le fondement constitutionnel suffit à le garantir, d’autant que le Conseil constitutionnel n’a jamais consacré un principe constitutionnel de respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Preuve en est d’ailleurs que jamais la question n’a été même envisagée au sein du Comité de réflexion sur le Préambule de la Constitution que, en 2008, présidait pourtant Simone Veil…

En deuxième lieu, reconnaissons qu’il y a quelque incongruité à vouloir réviser la Constitution française en réaction à une décision de la Cour suprême des Etats-Unis et un risque de voir ainsi le droit se substituer au politique. Pour le dire autrement, la théorie du lit de justice constitutionnel du Doyen Vedel n’a de sens qu’en tant qu’il permet au constituant de briser la décision d’un juge qui n’a pas à gouverner. En cela, introduire le droit à l’avortement dans la Constitution ne serait nécessaire et souhaitable que dans l’hypothèse que l’on a dite improbable, où le Conseil constitutionnel viendrait à le nier. Puisque réviser la Constitution de 1958 ne répond à aucune nécessité juridique, c’est bien plutôt un message politique que les parlementaires pourraient à bon droit adresser, par exemple en votant, comme le permet l’article 34-1 de la Constitution, une résolution disant leur préoccupation et réaffirmant leur attachement au droit à l’avortement. La solution semble d’autant plus raisonnable et pertinente que l’opinion séparée d’un juge de la Cour suprême laisse penser que la contraception et le mariage homosexuel ne sont pas à l’abri de décisions résolument conservatrices ; devrait-on alors aussi les intégrer dans notre Constitution ?

En troisième lieu, et parce qu’elle est juridiquement inutile, il n’est pas impossible que la proposition d’introduire le droit à l’avortement dans la Constitution présente plus d’inconvénients que d’avantages. D’une part, le risque n’est pas mince qu’elle suscite un débat de fond et conduise à cristalliser des oppositions qui aujourd’hui ne s’expriment pas. D’autre part, puisque, en l’état, la révision serait d’initiative parlementaire, son adoption définitive exigerait, après adoption en termes identiques par les deux assemblées, l’organisation d’un référendum dont, compte tenu du niveau record atteint par l’abstention ces dernières années, l’issue n’est pas assurée.

Faut-il relier la proposition d’inscrire le droit à l’avortement dans notre Constitution faite par le groupe Renaissance au contexte politique français ?

La proposition d’inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution n’est pas nouvelle.  En 2019, par exemple, une proposition de loi constitutionnelle a été déposée en ce sens qui visait à introduire dans la Constitution un article 66-2 disposant que « Nul ne peut entraver le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse ». Il n’est donc guère surprenant que, à la faveur de l’émotion suscitée par l’arrêt de la Cour suprême, l’idée ait ressurgi.

S’y ajoute un tropisme constitutionnel propre à la France qui, de manière pavlovienne, conduit les responsables politiques à envisager la révision constitutionnelle chaque fois qu’ils veulent attester de l’importance qu’ils accordent à un sujet. A cet égard, les précédents de la déchéance de nationalité en 2015 et de la préservation de l’environnement en 2021 devraient d’ailleurs inviter à la prudence.

Mais, bien sûr, le fait que l’annonce de la proposition ait été formulée par la présidente du groupe parlementaire Renaissance et que la Première ministre ait immédiatement indiqué que le gouvernement la « soutiendra[it] avec force » ne peut être déconnecté du contexte politique. Dès lors que la proposition de loi constitutionnelle de 2019 était présentée par des députés socialistes et comptait parmi ses signataires seize des dix-sept députés que comptait alors le groupe La France Insoumise, la démarche a assurément des allures de test des « majorités d’action » que le Président de la République et la Première ministre appellent de leurs vœux pour les cinq années à venir. Mais dans la mesure où, à l’époque, ce sont le gouvernement et les députés La République en Marche qui s’étaient opposés à ce que la réforme fût discutée, on voit bien le risque supplémentaire que la réforme soit politiquement instrumentalisée. Une raison supplémentaire de considérer que le droit à l’avortement mérite mieux qu’un « coup politique », fût-il constitutionnel !