Par Nicolas Vergnet, Maître de conférences à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas

Imaginez qu’à l’occasion d’une visite à Londres, votre attention soit soudainement captée par la vue d’un bel appartement à vendre qui fait naître en vous le désir d’une acquisition en vue d’une mise en location. Bien sûr, la France voudra imposer vos loyers au motif qu’en tant que l’un(e) de ses résident(e)s, votre enrichissement devra contribuer à la solidarité nationale. Pour sa part, le Royaume-Uni ne manquera pas de considérer que, s’agissant de loyers générés sur son sol, il serait logique qu’ils soient imposés outre-Manche. Pour éviter la renonciation à votre investissement à laquelle conduirait certainement cette superposition de revendications fiscales, la France et le Royaume-Uni se sont accordés pour que seul le second puisse taxer vos loyers – de la même manière qu’inversement, seule la France serait fondée à imposer les loyers français d’un résident britannique.

Ainsi fonctionne depuis un siècle, la répartition des revenus taxables entre les États, pour les particuliers comme pour les entreprises. Afin d’accroitre la libre circulation des capitaux et le développement économique global, une architecture composée de milliers de conventions inspirées de modèles communs s’est construite pour répartir les revenus transfrontaliers qui, selon leur nature (loyers, bénéfices d’entreprise, salaires, etc.), sont imposables dans l’État de résidence de leur bénéficiaire ou dans l’État où ils trouvent leur source. Ironie de l’histoire, cette mécanique a si bien atteint ses objectifs que les capitaux devenus mobiles se sont massivement dirigés vers les juridictions fiscalement attractives, faisant de la course au moins-disant fiscal un attribut essentiel de la compétitivité des économies.

Tout juste approuvé lors du G20 réuni à Venise, le mécanisme de l’impôt mondial minimum (souvent improprement désigné comme une « taxe à 15 % ») rebat les cartes de ce partage centenaire pour les revenus des plus grandes multinationales. Présenté par Bruno Le Maire comme « l’accord fiscal international le plus important conclu depuis un siècle », les principes sur lesquels il repose ne doivent cependant pas occulter les contraintes qu’il fait peser sur des États pour lesquels la politique fiscale constitue l’un des seuls leviers disponibles pour attirer des investissements.

Pourquoi l’impôt mondial minimum est une révolution ?

L’attention des commentateurs s’est rapidement – et peut être inutilement – focalisée sur l’apparente timidité du taux de 15 % envisagé alors que la véritable révolution qu’opère la mesure réside, selon nous, certainement dans le renversement de la logique sur laquelle repose le système fiscal international depuis un siècle.

Jusqu’à présent, chaque catégorie de revenu faisait généralement l’objet d’une imposition soit dans l’État de résidence du contribuable, soit dans l’État de situation de ses facteurs de production, celui de ces deux États se voyant reconnaître le droit d’imposer pouvant faire librement usage de ce droit en taxant ou en ne taxant pas, mais avec en principe la garantie que l’attractivité fiscale éventuellement recherchée dans le second cas ne serait pas anéantie par une récupération du droit d’imposer d’un autre État. A l’inverse, avec l’impôt mondial minimum, il sera possible pour tout pays de prélever – jusqu’à un taux de 15 % – l’impôt auquel auraient renoncé ceux dans lesquels ses entreprises ont décidé de s’implanter. Ainsi, s’il restera loisible pour une société française de s’établir dans un État à fiscalité privilégiée, la France pourra imposer les bénéfices qui y seraient générés à hauteur de la différence entre le taux effectivement supporté par ces bénéfices et 15 %.

La justification de cette évolution est aisée à saisir : la mobilité des capitaux a entretenu une concurrence fiscale entre États, érodant la recette publique au profit de grandes multinationales dont les taux effectifs d’imposition ont drastiquement chuté. En redonnant aux États le pouvoir d’imposer les revenus que d’autres auraient fait le choix de ne pas taxer, il serait possible de neutraliser les effets de régimes fiscaux dommageables.

En quoi cette révolution traduit un rapport de force entre États ?

Le système fiscal international actuel a souvent été présenté comme le fruit d’un rapport de force imposé au sortir du premier conflit mondial par les États développés aux États en voie de développement. Il faut en effet observer que le partage des revenus des entreprises offre un avantage considérable aux États de résidence dont le droit d’imposer est usuellement prioritaire pour la plupart des flux (bénéfices, intérêts, dividendes, redevances). Ce n’est qu’à partir d’un niveau de présence suffisamment élevé dans une juridiction que le droit d’imposer de cette dernière commence à prévaloir (étant entendu que pour les redevances, il n’existe purement et simplement pas dans le modèle OCDE à l’inverse du modèle de l’ONU un peu plus favorable aux pays en développement). Dans un monde où les États développés abritaient le siège et la propriété intellectuelle de la plupart des grandes entreprises, il pouvait sembler évident pour ces derniers de promouvoir une telle logique.

La digitalisation de l’économie et la modernisation des réseaux de transport et de communication ont toutefois bouleversé ce rapport, notamment en favorisant la mobilité des sièges de direction des entreprises – qui ont ainsi pu implanter leurs filiales dans des pays proposant une fiscalité plus attractive – et en permettant la desserte de marchés à fort potentiel de consommation par ces filiales sans que celles-ci ne soient contraintes de dépasser le seuil de présence tangible qui les aurait rendues imposables. L’importance prise par les incorporels dans la création de valeur a également joué un rôle dans ce changement d’équilibre puisque leur détention, par définition transférable par de simples jeux d’écriture, a pu être assurée par des filiales localisées dans des États aux régimes fiscaux privilégiés.

Des pays structurellement moins attractifs pour les investisseurs (manque de ressources naturelles, situation géographique défavorable, main-d’œuvre peu qualifiée, d’infrastructures publiques moindres, etc.) ont ainsi pu compenser ces lacunes en adoptant des mesures incitatives pour drainer des investissements essentiels au développement de l’emploi local et de l’activité. L’Irlande a ainsi pu attirer, en quelques années, des milliers de multinationales, notamment américaines, qui y ont installé le siège à partir duquel elles desservent aujourd’hui le marché européen. Le système de l’impôt mondial minimum met fin à ces pratiques en permettant aux États de neutraliser leurs effets en imposant dans leur juridiction les avantages fiscaux consentis par d’autres pour attirer les investisseurs.

La mesure nuira-t-elle aux petits pays ouverts ?

Au fond, l’on pourrait avancer que le taux minimum actuellement envisagé de 15 % demeurerait suffisamment bas pour préserver la compétitivité des petits pays ouverts qui s’y conformeraient. Ce serait toutefois oublier que l’impôt se calcule en fonction d’un taux, mais aussi (et surtout) d’une assiette. Or, c’est bien souvent cette dernière que visent les régimes fiscaux favorables qui ne sont en réalité pas l’apanage de petites îles paradisiaques puisque même la France en connait un certain nombre – on pense par exemple au crédit d’impôt recherche. Une étude de l’Institut des politiques publiques avait ainsi démontré qu’en 2015, les grandes entreprises françaises étaient fiscalisées à hauteur de 17,8 % de leurs profits, ce qui relativise considérablement la compétitivité du taux de 15 % de l’impôt mondial minimum.

Bien sûr, un système fiscal qui promeut la localisation des investissements selon des critères économiques rationnels (marché, main-d’œuvre, infrastructures) pourrait sembler non seulement plus juste, mais également plus efficace puisqu’il permet aux facteurs de production d’être employés là où leur productivité intrinsèque (hors impôt) est la plus importante. Il ne faut toutefois pas perdre de vue que le choix d’une moindre imposition des entreprises répond parfois à des enjeux qui dépassent la simple concurrence fiscale. Par exemple, le choix d’un taux d’impôt sur les sociétés à 9 % en Hongrie a permis de lutter contre l’économie souterraine en rendant moins attractive toute dissimulation de revenus. L’impôt mondial minimum est donc certainement une solution formidable pour mettre fin à la concurrence fiscale dommageable, mais n’en constitue pas moins une évolution dont les effets sont encore difficiles à apprécier.

Voir aussi à propos de l’impôt mondial sur les multinationales :

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