Par Alexandra Bensamoun – Professeure de droit privé à l’Université Paris-Saclay
Michael Jackson ressuscité pour interpréter un titre de The Weeknd, un duo fictif devenu viral sur les réseaux entre Drake et The Weeknd, la reproduction par une machine de la voix d’Eminem, de celle de Jay-z… L’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) offre à la musique, comme aux autres secteurs de la création, son lot de fantaisie, de fantasmes et aussi de craintes.

De quoi parle-t-on exactement ?

Après la production d’écrits par l’agent conversationnel ChatGPT, après la création d’images par Midjourney ou Dall-E, la musique fait ces derniers temps l’actualité médiatique. L’IA générative, qui fonctionne sur un modèle connexionniste (imitant un réseau neuronal), permet, à partir de contenus reproduits et fouillés en amont, d’induire un modèle afin de générer, en aval, un résultat, notamment une forme qui ressemble à une œuvre, ici musicale, là artistique ou littéraire.

Le droit d’auteur intervient donc à différents stades de la réalisation, interrogeant tant le statut des contenus ingérés, qui peuvent être sous droits, que la qualification de la production sortante.

Si le droit s’est saisi, à l’échelle européenne, de la question amont, la réponse offerte reste contestée. En outre, la réflexion aval relative à la production générée par une IA demeure incertaine.

Est-il possible pour une IA générative de « s’inspirer » de contenus protégés par le droit d’auteur ?

L’apprentissage machine implique la reproduction et l’analyse de contenus en entrée ; on parle d’ailleurs d’inputs pour viser ces objets qui peuvent être protégés par des droits de propriété littéraire et artistique et qui vont « inspirer » la production sortante, apprendre à la machine. Cette opération de déconstruction, permettant d’isoler des tendances, des corrélations…, est nommée fouille de textes et de données ou text and data mining (TDM). Parce que celle-ci est susceptible de violer le droit d’auteur et les droits voisins du droit d’auteur, le législateur européen a décidé, dans la directive 2019/790 du 17 avril 2019, dite « Digital Single Market », d’imposer aux États membres deux exceptions obligatoires. La première est finalisée, réservée à la recherche scientifique au bénéfice d’acteurs académiques identifiés. La seconde est ouverte à tous les usages, y compris commerciaux. Cette dernière correspond bien aux applications décrites dans la création musicale, et plus largement artistique. Parce qu’elle réalise une expropriation particulièrement large, la seconde exception de TDM est contrebalancée par un droit d’opposition (ou opt out), offert aux titulaires de droits et qui leur permet, en utilisant un procédé lisible par machine, de recouvrer l’exclusivité. Pour autant, la démarche est complexe – et contre-intuitive en propriété littéraire et artistique, qui n’implique aucune démarche pour l’accès à la protection. En outre, l’opposition mise à la charge des ayants droit est difficile à réaliser sur une masse, en plus d’être souvent insuffisamment efficace.

Peut-on produire grâce à l’IA des créations « à la manière de » ?

On a vu fleurir des créations empruntant le style d’un auteur : The Next Rembrandt, projet de Microsoft imitant le style du peintre hollandais, Daddy’s Car, réalisé grâce à Flow Machines de Sony, à la manière des Beatles…

Si la base d’entrainement de l’IA est composée de créations dans le domaine public (dont la protection a expiré) ou qu’elle bénéficie d’une exception de TDM, ces réalisations « à la manière de » ne peuvent être empêchées au titre du droit d’auteur. En effet, le droit d’auteur ne protège pas le style d’un auteur, mais bien la création de forme qui l’exprime. Aussi, la production générée par une IA « à la manière de » ne saurait être considérée comme contrefaisante, sauf à reprendre expressément des éléments formels originaux – et identifiables en sortie – de l’œuvre ingérée.

Pour autant, il serait faux d’affirmer sans nuances que ces productions « à la manière de » sont totalement libres. D’autres mécanismes, certes moins efficaces que l’action en contrefaçon, pourraient être mobilisés. Ainsi, le droit commun de la responsabilité délictuelle permet de s’opposer aux actes parasitaires consistant à se placer dans le sillage d’un autre opérateur économique pour profiter indûment de sa notoriété ou de ses investissements, indépendamment de tout risque de confusion. De même, lorsque l’IA conduit à la reprise de l’image d’un artiste ou de sa voix, comme avec le duo fictif entre Drake et The Weeknd, les droits de la personnalité pourraient être sollicités.

Les productions artistiques de l’IA sont-elles protégeables par le droit d’auteur ?

Avant tout, parmi ces productions en sortie (outputs), il faut impérativement distinguer les créations assistées par une IA et les créations générées par une IA, même si les deux catégories s’inscrivent davantage dans une relation de continuum que de rupture.

Dans le premier cas, l’IA reste un outil. Or l’utilisation d’un instrument, aussi perfectionné soit-il, n’est pas un critère pertinent de qualification. La même question s’était posée à l’époque de l’invention de la photographie. Dès lors, la production assistée par une IA est bien une œuvre et le créateur, qui a utilisé cet outil, en est bien l’auteur.

Dans la seconde hypothèse, la qualification risque de poser des difficultés. En effet, on sait que l’œuvre de l’esprit est une création de forme originale, c’est-à-dire portant l’empreinte de la personnalité de l’auteur. Fournir quelques instructions ne suffit donc pas. Or, la présence d’un auteur personne physique qui marque la création par ses choix libres et créatifs semble être une exigence partagée au niveau international.

La distinction a été rappelée par l’US Copyright Office après le refus de protection des images générées par l’IA dans le roman graphique « Zarya of the Dawn », alors que le texte, écrit par un auteur, a été reçu.

Pour autant, on pressent que la frontière est ténue. À quel moment l’intervention humaine sera-t-elle suffisamment pertinente pour faire basculer la création dans le statut d’œuvre ? L’opération est ici de qualification et le juge aura le dernier mot…

Devrait-on modifier le droit pour embrasser l’IA en matière culturelle ?

Sur l’amont – le statut des inputs –, des voix se font entendre, en dépit du caractère récent des exceptions de TDM. La voie d’une réforme européenne de l’exception de TDM commercial est soutenue par les titulaires de droits qui ont le sentiment d’être pillés par les IA génératives. Il faut dire que ces nouveaux usages entraînent une modification profonde de la chaîne de valeur. L’idée d’un « partage de la valeur », déjà mise en œuvre dans la directive 2017/790, avec le retour à l’opposabilité des droits d’auteur et des droits voisins sur les plateformes contributives ou encore le nouveau droit voisin des éditeurs de presse, pourrait alors être remobilisée. Les inquiétudes ne sont d’ailleurs pas qu’européennes. Des procès sont en cours aux États-Unis et au Royaume-Uni.

Sur l’aval – la qualification de l’output –, plusieurs propositions (Pour un exposé de celles-ci, v. CSPLA, ministère de la Culture, Rapport de la mission IA et Culture, janv. 2020) ont fleuri : forcer le droit d’auteur ou créer une présomption d’autorat, comme cela existe déjà dans certains pays ; inventer un nouveau droit voisin ou même un droit sui generis, à la manière du droit des producteurs de bases de données, fondé sur l’investissement. À l’inverse, certains soutiennent l’absence de protection faisant de ces productions générées par une IA des « communs by design », non réservables par le droit de la propriété intellectuelle. La solution est, par certains aspects, pertinente, mais elle ne dit pas comment lutter contre les contournements… En outre, pareilles productions pourraient bien être exclues du droit d’auteur, droit natif de la propriété littéraire et artistique, mais protégées par un droit voisin (notamment au bénéfice d’un producteur).

Il appartient à l’être humain de décider, sans artifice, du sens du droit.

Prompt : « écris-moi le droit d’auteur de 2050 ».

Texte garanti 100 % humain, généré sans IA.

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