Par Claudie Boiteau, Professeure de droit public à l’Université Paris-Dauphine PSL et Patrice Geoffron, Professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine PSL, Directeur du CGEMP-LED

L’Europe entière est confrontée à un « choc électrique » avec une envolée des prix de gros, situés, fin septembre, deux fois plus haut qu’en début d’année (125 €/MWh pour la France), induisant une nette hausse de prix de détails appliqués aux ménages. En France, ce choc aurait dû, mécaniquement, se traduire par un rehaussement sensible des TRVE début 2022 (+12%). Comme ce choc est concomitant à de fortes hausses du gaz (qui l’expliquent en partie) et du pétrole (avec un Brent à 80$ pour la première fois depuis 2018), l’ensemble ouvre sur une longue période de tensions concernant l’acceptabilité sociale des prix finaux de l’énergie.

Comment explique-t-on l’envolée des prix de l’électricité ?

L’origine de ce choc est à rechercher, en premier lieu, du côté du gaz : la reprise économique a dynamisé la demande de GNL (gaz naturel liquéfié) en Asie, tandis que les livraisons russes vers l’Europe ont été partiellement entravées par des problèmes techniques. Le gaz alimentant une partie des centrales européennes et déterminant le prix de l’électricité (en fonction de l’ordre des mérites), ce dernier s’est trouvé aspiré vers le haut : fin septembre, le MWh de gaz avoisine les 80€ (sur le marché TTF de Rotterdam), soit un quadruplement depuis le début de l’année. Cette tension pourrait baisser si le gazoduc Nord Stream 2 entrait en fonction, mais la sensibilité de ce sujet rend une décision délicate en phase de constitution d’une nouvelle coalition gouvernementale en Allemagne.

D’autres facteurs renvoient plus directement aux conditions de la transition énergétique en Europe : le prix des quotas de carbone européens a dépassé les 60 €/tonne de CO2 depuis l’été, soit le double du niveau de janvier dernier. Cette évolution est certes cohérente avec l’engagement de l’UE de réduire de 55% les émissions d’ici à 2030, au lieu de 40% (la vision Fit for 55). De plus, la tension sur l’offre a été aggravée par une production d’énergie éolienne plus faible qu’anticipée et en deçà des niveaux des années antérieures.

La réglementation tarifaire assure-t-elle la stabilité du prix de détail ?

Ces circonstances incitent à revenir à la formation des TRVE en France pour comprendre leur éventuel effet amortisseur de ce choc.

La loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME) a défini une méthode d’élaboration des TRVE visant à organiser leur convergence avec les coûts de fourniture sur le marché, pour rendre ces tarifs « contestables », c’est-à-dire « réplicables » par les fournisseurs alternatifs afin de concurrencer l’opérateur historique. Pour cela, a été définie une méthode « par empilement » de « briques » de coûts (prix de l’accès régulé au nucléaire historique (ARENH), approvisionnement au prix de marché, garantie de capacité, coûts d’acheminement, coûts de commercialisation et rémunération normale de l’activité) qui rend les TRVE sensibles à l’évolution des prix sur le marché. Cette méthode d’élaboration n’a donc pas vocation à garantir aux consommateurs éligibles les prix les plus bas possibles.

Les textes laissent une grande latitude d’appréciation à la CRE puisqu’ils ne précisent pas la part de chaque « brique » de coûts dans le tarif et il revient, en définitive, au Conseil d’Etat, de préciser la méthode de calcul. En témoignent deux décisions rendues par le Conseil d’État, le 6 novembre 2019 (CE, 6 nov. 2019, n° 424573, Société Engie ; n° 431902, Associations UFC-Que choisir et CLCV).

Dans la décision Sté Engie et ANODE, le Conseil d’Etat apporte, en outre, une importante précision sur l’office de la CRE, en affirmant qu’il revient à cette dernière d’engager une révision tarifaire « lorsqu’elle constate que l’évolution du prix des capacités applicable en cours de la période tarifaire est susceptible de créer un écart significatif entre les tarifs qu’elle a fixés et le coût de fourniture des offres de marché, de nature à faire obstacle à l’exercice d’une concurrence tarifaire effective » ou encore lorsque le « plafond d’ARENH » a été atteint.

En dégageant des travaux préparatoires de la loi NOME, le critère de « concurrence tarifaire effective sur le marché de détail de l’électricité », l’arrêt laisse à penser que les TRVE ne doivent plus seulement être contestables au sens du droit de la concurrence, c’est-à-dire au regard de l’obligation de couverture des coûts d’EDF, permettant aux concurrents aussi efficaces de les contester effectivement, mais doivent également être fixés à un niveau permettant qu’ils soient, en pratique, contestés par un nouvel entrant, même peu efficace.

Cette solution, cohérente avec l’esprit des exigences de la libéralisation européenne visant la multiplication des fournisseurs, conduit, possiblement, à relever le montant des TRVE afin de permettre leur contestabilité par des concurrents moins efficaces que l’opérateur historique, quitte à créer une concurrence artificielle, créant ainsi de mauvais signaux de prix, au détriment des consommateurs. L’Autorité de la concurrence déduit de cette orientation une modification de la nature des TRVE et estime qu’« ils sont conduits, par construction, à jouer le  rôle d’un prix plafond du marché »  (AdlC, Rapp. d’évaluation du 22 juill. 2021 sur le dispositif des TRVE).

Quoi qu’il en soit, les TRVE ont vocation à disparaître…

Le champ d’éligibilité des TRVE se réduit comme peau de chagrin sous l’effet conjugué du droit de l’Union et de la jurisprudence nationale.

Saisi de l’euro-compatibilité de la réglementation tarifaire, le Conseil d’État a jugé, par sa décision d’assemblée, du 18 mai 2018, Engie et ANODE, (n°413688 et n°414656) que, si de tels tarifs constituent une entrave à la concurrence, ils peuvent être maintenus au motif qu’ils poursuivent un objectif d’intérêt économique général de stabilité des prix de l’électricité. Toutefois, il a jugé que le périmètre d’éligibilité aux TRVE s’étendait au-delà de ce qui était nécessaire pour atteindre l’objectif. Parallèlement, revenant sur l’opposition de la Commission européenne à toute réglementation tarifaire, la directive (UE) 2019/944 du 5 juin 2019 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité  admet les interventions publiques dans la fixation des prix de la fourniture d’électricité « aux clients résidentiels et aux microentreprises » dans le seul « but d’assurer une période transitoire permettant d’établir une concurrence effective entre les fournisseurs (…) et de parvenir à une fixation pleinement effective des prix de détail de l’électricité fondée sur le marché (…) ». Le 31 décembre 2025 au plus tard, la Commission européenne examinera la mise en œuvre des réglementations tarifaires et pourra prévoir une date de fin pour les prix réglementés.

En France, depuis le 1er janvier 2021, en application de la loi n° 2019-1147 « Energie-Climat », du 8 novembre 2019, seuls les clients « résidentiels » et « petits professionnels », tels que définis à l’article L. 337-7 du code de l’énergie, sont éligibles aux TRVE.  En outre, une évaluation ministérielle régulière du dispositif des TRVE doit être réalisée, sur la base de rapports de la CRE et de l’Autorité de la concurrence (C. éner., art. L. 337-9). Les tarifs réglementés de vente pourraient donc s’éteindre en 2025.

Le Gouvernement peut-il durablement limiter la hausse annoncée des TRVE ?

Le gouvernement a décidé, le 16 septembre 2021, l’envoi, fin décembre, d’un chèque énergie de 100 € pour les bénéficiaires de la campagne chèque énergie 2021 avant d’annoncer, le 30 septembre, sa volonté de plafonner la hausse des prix à 4 % sur une période entre février 2022 et février 2023. A cette fin, la TICFE (taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité) supportée in fine par les consommateurs sera réduite, induisant une réduction des factures de 4 milliards. La logique mise en avant est de compenser ce « manque à gagner » par un moindre coût du soutien aux renouvelables (eu égard à l’évolution des prix de gros), d’un accroissement des recettes de TVA, ainsi que des dividendes versés à l’Etat par EDF.

Si une action rapide s’imposait pour anticiper un risque d’instabilité sociale, notons, qu’un arrêté fixant des TRVE trop bas ou un arrêté de gel des tarifs s’exposerait à la censure du juge (CE, 15 juin 2016, n° 386078, ANODE). Par ailleurs, le choix retenu par le gouvernement (à l’instar de ce qui a été mis en œuvre en Espagne où les taxes appliquées sur l’électricité ont été provisoirement réduites) ne vise pas spécifiquement les ménages les plus précaires (avec un effet d’aubaine pour les ménages aisés à l’inverse). Au-delà de la gestion de cette crise, le seul antidote est d’améliorer l’efficacité thermique des logements, en ciblant les « passoires » (soit 4,8 millions de logements selon le Ministère de la Transition Ecologique). Nul doute que le prix de l’énergie s’invitera dans la campagne présidentielle. Prenant les devants, le ministre de l’économie et des finances affirme qu’il veut réformer le marché européen de l’électricité, afin de déconnecter le prix de l’électricité des prix du gaz…

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