Par Hugo Flavier  – Maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux – Centre de Recherche et de Documentation Européennes et Internationales (CRDEI)

« L’Ukraine n’a jamais eu de tradition durable d’authentique étaticité » (V. Poutine, 21 février 2022).

« Pour notre pays c’est, en fin de compte, une question de vie ou de mort, une question d’avenir historique en tant que peuple » (V. Poutine, 24 février 2022).

Ces deux extraits, qui ne peuvent à eux seuls résumer les longues interventions de V. Poutine, éclairent en partie l’imaginaire dans lequel s’inscrit le président russe. Cette imaginaire repose sur l’idée que l’Ukraine et la Russie ne formeraient qu’un seul peuple et que l’État ukrainien n’aurait été qu’un accident de l’histoire. C’est cette contestation de l’identité ukrainienne et de l’existence de l’État ukrainien (V. Poutine parle d’« étaticité », i.e. de statehood), que l’on retrouve dans son article sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens du 12 juillet 2021. Combinée à une accusation insensée de néonazisme, cette prétendue faillite de l’Ukraine à se constituer en tant qu’État viendrait justifier, selon V. Poutine, une « opération spéciale » russe au nom d’une prétendue dénazification et d’une démilitarisation de l’Ukraine. Il s’agit en réalité d’une agression militaire dont les objectifs ne sont pas clairement identifiés mais qui s’orientent tous vers une seule et même direction : la dissolution de l’État ukrainien tel qu’il existe aujourd’hui, sa vassalisation et la reconstitution d’une destinée impériale russe. Cette vision du monde russe et de la protection des « compatriotes » promue par le pouvoir russe se heurte pourtant à la réalité du sentiment d’appartenance ukrainien, y compris dans le Donbass.

Le tropisme européen de l’Ukraine, quel enjeu civilisationnel ?

On rappellera que l’une des causes de la révolution EuroMaïdan de 2014 fut celle du refus, à la dernière minute et à la suite des pressions russes, du président ukrainien d’alors, V. Ianoukovitch de signer un accord d’association avec l’Union européenne. Bien plus que la seule dimension économique de l’accord, c’est la portée symbolique de l’appartenance à une histoire commune, à des valeurs communes et à une communauté de destin qui fut balayée par le pouvoir en place. Cet accord, aujourd’hui en vigueur souligne « l’importance qu’attache l’Ukraine à son identité européenne » et le « soutien de l’opinion publique ukrainienne en faveur du choix du pays de se tourner vers l’Euro.

Ce changement civilisationnel s’est accompagné, depuis 2014, par la refonte d’une partie importante de l’ordre juridique ukrainien visant à enraciner son identité nationale. Le contexte d’adoption des multiples réformes législatives et constitutionnelles fut, durant cette période, bouillonnant. S’agissant de la défense de l’identité ukrainienne, on peut citer ici la loi, controversée, relative à la condamnation des régimes communiste et national-socialiste, ou la loi de 2019 relative au soutien de la langue ukrainienne. S’ajoute à ces réformes législatives une importante révision constitutionnelle de 2019, relative à « la voie stratégique de l’État pour acquérir l’adhésion à part entière de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN ». Depuis cette révision, figure désormais explicitement dans le préambule de la constitution ukrainienne une référence à « l’identité européenne du peuple ukrainien » et à « l’irréversibilité de la voie européenne et euro-atlantique de l’Ukraine ». Cette identité nationale et citoyenne ne se limite donc pas à de seuls discours politiques. Elle a été progressivement consolidée par le droit et aujourd’hui, l’identité ukrainienne et son étaticité ne font guère de doute. Le rejet de cette évidence par V. Poutine se fonde sur une lecture historique de la place de la Russie dans le monde qui est devenue le terreau idéologique de son « opération militaire spéciale ».

L’« opération militaire spéciale » russe : en quoi l’histoire prime-t-elle le droit ?

On a pu qualifier le régime politique russe de « mémocratie ». Ce qualificatif décrit on ne peut mieux la place de l’histoire et de la mémoire dans la décision de V. Poutine d’envahir l’Ukraine. Cela fait en effet plusieurs années que la Russie a échafaudé un système politique et juridique visant à instaurer non seulement une lecture officielle de l’histoire, mais également à faire de l’histoire un moyen d’action politique. Si l’on s’inspire des réflexions de Marcel Gauchet sur la place du juridique, du politique et de l’historique, alors, pour le pouvoir russe, l’historique prime sur le politique, lui-même prévalant sur le juridique. C’est en ce sens que l’on doit comprendre les multiples références à l’histoire – instrumentalisée – dans les discours de V. Poutine. Nous ne sommes pas, ici, dans le primat classique du politique sur le juridique. Le facteur historique, symboliquement et donc fondamentalement, constitue le fondement idéologique essentiel de la décision russe. Le politique et le juridique sont, dès lors, mis au service d’une fin plus grande, qui dépasse la condition humaine et s’inscrit une perspective historique millénariste.

Si cette primauté de l’histoire a jeté les bases théoriques justifiant l’« opération militaire spéciale », elle a été patiemment construite, en s’appuyant sur un arsenal juridique qui prend toute sa cohérence aujourd’hui. Sans prétendre à l’exhaustivité on relèvera que la construction d’une vérité historique par le pouvoir russe ne s’est pas limitée à la réécriture des manuels d’histoire. On pense évidemment à la révision constitutionnelle russe de 2020 qui a inscrit dans la constitution le fait que la Russie est considérée comme le « successeur juridique » de l’URSS sur son territoire et à l’égard des tiers ; que « la Fédération de Russie, unie par une histoire millénaire, préserv[e] la mémoire de ses ancêtres qui [lui] ont transmis leurs idéaux et leur foi en Dieu, (…) reconnaît l’unité étatique historiquement établie » ; qu’elle « honore la mémoire des défenseurs de la Patrie et assure la protection de la vérité historique » ; que « les actes visant à aliéner une partie du territoire de la Fédération de Russie, ainsi que les appels à de tels actes, sont interdits ». On pense aussi, plus récemment, au décret présidentiel relatif à la « préservation et au renforcement des valeurs traditionnelles spirituelles et morales de la Russie » dans lequel il est prévu de défendre, via le ministère de la culture, la « mémoire historique » et « l’unité des peuples de Russie » et qu’il convient de lutter contre « la déformation de la vérité historique [et] la destruction de la mémoire historique ».

La montée en puissance, soulignée par Céline Marangé, des « mythes historiques » et du « nouveau roman national » fut un préparatif à la guerre. Pourtant, on est plutôt amené à penser que, bien loin d’inscrire son pays dans le récit de la grande Russie, V. Poutine est en train de le faire sortir de l’histoire. Le contraste avec la force de l’idéalisme européen n’en est alors plus que saisissant.

Quel avenir pour l’idéalisme européen ?

L’histoire de la construction européenne s’inscrit elle aussi dans le temps long. Elle repose toutefois sur une rationalité autre, qui a bien souvent fait l’objet de critiques parfois condescendantes. Il a tout d’abord fallu de nombreuses années pour que l’Union construise un système de relations extérieures solide qui soit en capacité de couvrir une grande partie du spectre des relations internationales. Il a fallu ensuite établir un cadre général constituant la base juridique de son action et ses objectifs. C’est dans cet esprit qu’a été introduit, lors du traité de Lisbonne, l’article 21 TUE qui, dans son paragraphe 1 prévoit que « l’action de l’Union sur la scène internationale repose sur les principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement et qu’elle vise à promouvoir dans le reste du monde : la démocratie, l’État de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine, les principes d’égalité et de solidarité et le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international ».

Cette façon de comprendre et de construire la politique étrangère repose sur une approche essentiellement idéaliste des relations internationales. Une approche qui donne le primat au droit, repose sur des valeurs humanistes et qui défend un règlement pacifique, souvent juridictionnel, des différends. Cet idéalisme n’a jamais été conçu comme étant l’expression d’une naïveté européenne. Bien au contraire, ce même article 21 TUE énonce, à son paragraphe 2, a), que « l’Union définit et mène des politiques communes et des actions (…) afin (…) de sauvegarder ses valeurs, ses intérêts fondamentaux, sa sécurité, son indépendance et son intégrité ». Si trop peu d’analyses ont mis en avant cette disposition, celle-ci prend aujourd’hui un sens tout à fait particulier. Elle témoigne de ce que l’Union a souhaité trouver un équilibre entre son idéalisme viscéral et un certain réalisme, équilibre qui fait aujourd’hui l’une des clefs de l’attractivité de l’Union en tant que pourvoyeur de valeurs humanistes, de développement économique et de sécurité.

L’action de l’Union européenne, préparée et coordonnée, fut d’une rapidité sans précédent et accompagne l’action de l’OTAN et des États occidentaux dans un cadre bilatéral. Sans citer l’ensemble des mesures restrictives qui ont été adoptées par l’Union, on rappellera simplement que les fameuses sanctions imposent un embargo généralisé sur tous les produit en provenance des région séparatistes de Lougansk et de Donetsk, qu’elles visent un nombre considérable de secteurs d’activité, comme l’énergie, les technologies, les transports, les médias et, bien entendu, le secteur financier, qu’il s’agisse du système SWIFT, des banques russes et même de la banque centrale russe.

Nul ne sait où ce conflit mènera l’Europe et le monde, mais quelques points de convergences se font jour. Tout d’abord, s’il est probable que l’Ukraine concède une défaite militaire, cela ne signifiera pas la fin du conflit. On doit s’attendre à une guérilla ukrainienne, du faible au fort, qui ne pourra être réduite par la Russie, si jamais cela est possible, qu’au prix d’une violence dévastatrice et d’une mise en coupe réglée de l’Ukraine. Ensuite, l’architecture de sécurité en Europe sera profondément remodelée pour faire face au risque d’expansion russe. Enfin, on ne peut s’empêcher de penser à la destinée européenne de l’Ukraine où le principe de son adhésion n’est plus un tabou (voir Article de F. Martucci sur notre Blog).

Si l’on peut souscrire à l’idée que la Russie a déjà perdu la guerre, personne ne sait quand cette issue interviendra. Cela peut se compter en mois, en années, voire en dizaines d’années. Le conflit va durer, s’enliser et plonger une partie de l’Europe dans les abîmes. Même si l’on ne doit pas sous-estimer la capacité russe à maîtriser le territoire, V. Poutine ne parviendra pas à écraser le sentiment national ukrainien et son appartenance à une communauté de destin. La résistance citoyenne ukrainienne, elle aussi, durera et l’attachement civilisationnel de l’Ukraine à l’Europe restera intact. Le projet européen de la primauté du droit sur la force brutale du politique, d’un droit source de paix et de concorde, né dans l’après-guerre, est en réalité le seul projet d’avenir possible.