Par Pierre-François Laval – Professeur à l’Université Jean Moulin – Lyon III
Dans une tribune publiée par le Journal Du Dimanche le 19 novembre, plusieurs juristes, universitaires et chercheurs ont plaidé pour la création d’un tribunal spécial en capacité de juger les responsables du crime d’agression commis par la Russie en Ukraine. Les signataires de la tribune, qui soutiennent « une initiative engagée par Gordon Brown et Philippe Sands », ont ainsi appelé les dirigeants français à se positionner en faveur de la création d’une telle juridiction.

Quels sont les intérêts à créer un tribunal spécial international dans le cadre de la guerre en Ukraine ?

Rappelons tout d’abord que la tribune qui a récemment réuni des professionnels français du droit se situe dans la trajectoire de celle publiée par le professeur Philippe Sands, et l’ancien Premier ministre britannique Gordon Brown au mois de mars dernier, par laquelle ils appelaient de leurs vœux la création d’un tribunal pénal spécial pour l’Ukraine. Ils faisaient, ce disant, écho à une volonté initialement et authentiquement ukrainienne. La proposition a, depuis, été considérée « avec intérêt » par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, le 15 septembre dernier, qui a souligné « la nécessité urgente de mettre en place un système complet de responsabilité pour les violations graves du droit international résultant de l’agression russe contre l’Ukraine ». Le 30 novembre 2022, c’était au tour de la Commission européenne de défendre l’opportunité d’une telle création.

Selon les signataires de la tribune, pareille initiative apparaît nécessaire en raison de la gravité des faits survenus depuis la fin du mois de février 2022. L’agression armée décidée par Vladimir Poutine a bravé plusieurs principes cardinaux du droit international, tel le respect dû à l’indépendance des Etats, à la primauté du droit, ainsi, bien sûr, que le non-recours à la force. A ce premier constat posé, succède un diagnostic, déjà posé par Ph. Sands et G. Brown : celui des limites actuelles de la justice (pénale) internationale. Si nombre de tribunaux internationaux ont déjà pu examiner des plaintes mettant en cause la conduite des autorités russes, aucun ne dispose aujourd’hui d’une compétence pour juger du crime d’agression, pas même la Cour pénale internationale. Celle-ci, qui représente le cadre général de répression des crimes internationaux, sera bel et bien apte à réprimer les crimes de génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis en Ukraine : les autorités de Kiev l’ont investie d’une telle faculté, par une déclaration spécialement émise à cet effet et en accord avec l’article 12 § 3  du Statut de Rome ; par ailleurs, de nombreux Etats ont sollicité de la Cour l’ouverture d’une enquête, quelques jours  après le début de l’invasion. En revanche, la Cour demeure dépourvue de toute faculté pour juger du crime d’agression, et ainsi ceux ayant préparé et déclenché la guerre contre l’Ukraine. Les conditions d’exercice de la compétence pénale divergent ici de celles applicables aux autres crimes. Ce régime dérogatoire a pour origine le compromis politique trouvé à Kampala, en 2010. En accord avec lui, la Cour pénale internationale ne peut connaître d’un crime d’agression lorsqu’il est commis par des ressortissants d’un Etat tiers, ou sur le territoire d’un Etat tiers au Statut (article 15 bis du Statut). Or, aucun des belligérants, Russie comme Ukraine, n’ont ratifié ledit Statut. Là réside la lacune, et le risque d’impunité, d’autant que le crime d’agression, comme l’aura par la suite expliqué Philippe Sands, « est le seul qui [puisse] mener à Poutine ». Obtenir sa condamnation supposerait de caractériser un lien direct entre le Président russe et les actes criminels. L’ordre donné de commettre un crime de guerre ou un crime contre l’humanité satisferait cette condition, mais serait difficile à établir, au regard de la complexité des chaînes de commandement et du nombre d’agents impliqués dans la commission de tels actes.

En revanche, cette difficulté est nettement atténuée dans le cas du crime d’agression, puisque les déclarations publiques du président de la Fédération de Russie, notamment celles contenues dans son discours du 24 février 2022, suffiraient, de ce point de vue, à satisfaire les conditions de l’article 8 bis du Statut et établir le lien avec l’acte de « lancement (…) par une personne effectivement en mesure de contrôler l’action militaire de l’Etat, d’un acte d’agression ».

Que peuvent être les obstacles à la création d’une telle juridiction ?

Le 17 octobre dernier, la Ministre française de l’Europe et des affaires étrangères, se déclarait ouverte aux réflexions sur la création d’un tribunal ad hoc, mais posait deux conditions : que celui-ci représente, d’une part, « une valeur ajoutée », et qu’il soit, d’autre part, « créé de façon légitime »

Ce second point est d’importance, tant la dimension politique de la justice pénale internationale est forte, et tant elle dépend pour beaucoup de la façon dont l’institution judiciaire est créée. Le principal facteur de complication, pour ce qui concerne la future Cour pour l’Ukraine, tient naturellement au veto russe au Conseil de sécurité et à la nécessité de trouver, malgré cela, un consensus politique suffisamment large. Il en va de sa légitimité. A défaut, la Cour pourrait, comme d’autres avant elle, être perçue comme un instrument au service d’un « camp » (le « camp occidental », de toute évidence, dans cette représentation), contre un autre. La vigilance doit être de mise car la très forte dimension intuitu personae du procès que l’on pourrait anticiper – celui du Président de la Fédération de Russie – rappelle naturellement la tentative de mettre en accusation de l’ancien empereur allemand Guillaume II, au sortir du premier conflit mondial, et avec elle, le spectre d’une « justice des vainqueurs ».

Techniquement, l’option la plus souvent évoquée consisterait en l’adoption d’une résolution par l’Assemblée générale des Nations unies, à la plus large majorité possible. Le résultat obtenu lors du vote de la résolution exigeant la cessation de l’agression débutée en février dernier est sans doute, à cet égard, porteur d’espoir, même si ce suffrage ne saurait préjuger de ce que décideront les Etats au sujet d’une question bien différente : celle de sanctionner pénalement les agresseurs de l’Ukraine. Le cas échéant, cette résolution autoriserait les autorités ukrainiennes à travailler avec le Secrétaire général des Nations unies à l’élaboration d’un accord international. Celui-ci établirait la future Cour, en fixerait le domaine de compétence et les règles de fonctionnement. Et ce ne serait pas le premier modèle du genre. Cette piste est, pour l’heure, privilégiée à celle consistant à établir un organe intégré à l’appareil judiciaire ukrainien, essentiellement en raison de l’interdiction faite par l’article 125 de la Constitution nationale de créer des « tribunaux extraordinaires et spécialisés ».

Quelles difficultés la future Cour pourrait-elle rencontrer dans l’exercice de ses pouvoirs ?

Les difficultés sont hypothétiquement nombreuses, mais surmontables. On peut en dénombrer trois principales. La première tient au principe nullum crimen sine lege, qui veut qu’une personne puisse être tenue pénalement responsable de son comportement uniquement si celui-ci était, au moment où il s’est réalisé, incriminé par le droit. Les modifications apportées au Statut de Rome, à l’issue de la conférence de Kampala, ont notamment consisté en l’insertion d’un article 8 bis qui fixe la définition du crime d’agression. Si cette dernière demeure acquise dans le cadre conventionnel, il semble en revanche plus difficile d’affirmer que cette définition – ou éventuellement une autre – fasse l’unanimité, ou soit au moins agréée par une très grande majorité des Etats dans le monde, et dispose ainsi d’une nature coutumière. Ce serait pourtant une condition nécessaire, considération faite du principe de légalité. Le même débat avait, on le sait, entourer le jugement de Nuremberg. S’agissant du cas de l’Ukraine, la question n’est d’ailleurs pas dépourvue d’une certaine ironie puisque le crime d’agression, ou plutôt son ancêtre, le « crime contre la paix », avait été conceptualisé par un juriste soviétique.

La deuxième difficulté concerne la nécessaire comparution des accusés devant la future Cour. Comme l’a rappelé un éminent spécialiste , le droit international pénal retient comme principe la présence de l’accusé devant son juge. La possibilité d’un procès in abstentia est une exception rarement admise, et même à ce jour uniquement devant le Tribunal spécial pour le Liban. Juger Vladimir Poutine en son absence, car il y a tout lieu de penser que ce serait le scénario le plus probable, poserait de sérieux doutes sur l’équité du jugement, et sur sa signification même. Pour reprendre les mots du premier procureur des deux tribunaux ad hoc pour le Rwanda et l’ex. Yougoslavie, Richard Goldstone, « il ne peut y avoir de justice pénale internationale sans une défense forte ».

La dernière principale difficulté, qui n’est sans doute pas la moindre, a trait aux immunités que le droit international met au bénéfice des chefs d’Etat en exercice. L’adaptation de ces règles à la justice internationale, et au système de la Cour pénale internationale, avait pu être âprement discutée, à l’occasion de la délivrance de deux mandats d’arrêt contre Omar Al Bashir, alors Président de la République du Soudan. Si l’on cherche, ici, à insister sur les possibles difficultés grevant le fonctionnement de la future Cour pour l’Ukraine, il faut épouser la thèse de ceux qui affirment que la règle de l’article 27 du Statut de Rome – qui consacre la non-pertinence de la qualité officielle comparaissant devant la Cour pénale internationale – constitue une lex specialis, et non le principe d’application générale. Ainsi, à moins qu’ils y renoncent, les chefs d’Etat en exercice demeurent protégés par le droit international des immunités, et ne sauraient être poursuivis devant une juridiction, fût-elle internationale. D’autres, en revanche, en se fondant sur toute une série de précédents (Nuremberg et Tokyo, Convention de 1948 contre le génocide, Statuts des tribunaux ad hoc) défendent l’existence d’un principe de responsabilité pénale de tous les organes de l’Etat, devant les juridictions internationales, lorsque sont en cause des crimes internationaux, de sorte que la question de la participation de la Russie au traité instituant la Cour spéciale pour l’Ukraine serait dépourvue de toute pertinence.

Enfin, une toute dernière difficulté doit être signalée, qui tiendrait moins à l’exercice juridictionnel de cette future Cour, qu’à son rapport aux autres juridictions internationales pénales, et essentiellement à la CPI. Certains craignent en effet que cette création aboutisse à une mise en concurrence institutionnelle, et à un possible affaiblissement de la Cour de La Haye, du moins dans la façon dont cette dernière pourrait être perçue par le plus grand nombre. Ces mêmes craintes expliquent que les concepteurs ukrainiens du projet ont largement insisté sur la dimension exclusivement subsidiaire de la nouvelle institution, qui ne devrait exercer ses fonctions que dans la mesure où elles ne peuvent déjà être mises en œuvre par la Cour pénale internationale, ou par une juridiction pénale nationale.

La guerre en Ukraine illustre-t-elle les limites de la justice pénale internationale ?

Les points précédemment relevés pourraient plaider en ce sens, puisque le besoin de justice appelle au dépassement du cadre institutionnel actuel. A la vérité, ici comme pour de nombreuses autres questions juridiques que soulève la guerre en Ukraine, il faut plutôt retenir que la boîte à outils du « droit international » est bien garnie, et que c’est surtout la volonté d’en faire usage qui peut parfois faire défaut. Notons d’ailleurs que dans leur tribune, Ph. Sands et G. Brown faisaient un parallèle avec le tribunal militaire international et le procès de Nuremberg. En cette occasion aussi, il s’était déjà agi de créer une nouvelle institution afin de combler les carences du droit, et d’éviter l’impunité des criminels nazis.