Par Guillaume Dezobry – Avocat associé, cabinet FIDAL –  Maitre de conférences en droit public à l’Université d’Amiens
A la suite de l’offensive russe en Ukraine, les mesures de sanction ont été prises dans des domaines variés et par exemple monétaire, commercial, sportif. Le domaine de l’énergie a lui aussi réagi et parmi les actions menées par les pays européens au titre du soutien au peuple ukrainien, la plus utile – et probablement la plus symbolique – a été la synchronisation du réseau de transport d’électricité ukrainien avec le réseau européen.

En quoi a consisté cette synchronisation des réseaux de transport d’électricité ?

A la suite d’une demande du gestionnaire de réseau de transport d’électricité ukrainien, Ukrenergo, formulée en urgence fin février 2022, la connexion de ce réseau au réseau électrique européen a pu être réalisée le 16 mars 2022. Cette prouesse technique, réalisée en un temps record, permet à l’Ukraine de renforcer sa sécurité d’approvisionnement au moment où elle en a le plus besoin. En effet, en couplant le réseau ukrainien au reste du réseau européen interconnecté, Ukrenergo pourra bénéficier de l’aide apportée par les gestionnaires de réseau de la zone synchrone d’Europe continentale pour assurer la stabilité de la fréquence et limiter les risques opérationnels liés aux indisponibilités possibles des principaux moyens de production ukrainiens en raison du conflit armé.

Toutefois, si la guerre en Ukraine a permis de mettre en évidence la pertinence d’une action coordonnée entre les gestionnaires de réseau, elle met aussi en lumière les fragilités de l’Union de l’énergie. Présentée en 2015 par la Commission européenne, l’Union de l’énergie vise à relancer l’intégration dans le secteur de l’énergie et doit permettre « que les consommateurs de l’UE (ménages et entreprises) puissent disposer d’une énergie sûre, soutenable, compétitive et à des prix raisonnables 

Quels sont les risques pesant sur l’Union européenne en raison de la forte dépendance au gaz russe ?

L’énergie est un élément clé de la dimension géopolitique de ce conflit. Pour les Etats membres de l’Union européenne, la dépendance au gaz russe les expose à un triple risque démontrant qu’une politique de l’énergie (à l’échelle d’un Etat ou de l’Union) reposant à moyen ou long terme sur le gaz russe n’est plus une option.

Il existe d’abord des risques en termes de sécurité d’approvisionnement de l’Union en gaz et en électricité, engendrés par une trop grande dépendance de certains Etats membres au gaz russe et identifiés depuis longtemps. En2014, la Commission européenne alertait déjà sur les problèmes liés au fait que l’approvisionnement en gaz de certains Etats membres reposait en totalité sur la Russie. La question ukrainienne était également déjà très prégnante comme le soulignait la Commission « Compte tenu de la situation en Ukraine et de l’éventualité d’une rupture dans l’approvisionnement énergétique, les actions à court terme doivent être axées sur les pays qui dépendent d’un fournisseur de gaz unique » .

Or, sur la dernière décennie, la dépendance au gaz russe n’a pas été réduite. Au contraire, elle s’est accentuée du fait du choix de certains Etats membres de sortir du nucléaire (ou de fermer prématurément des réacteurs). Ces décisions ont entrainé un recours accru aux énergies fossiles en général, et au gaz russe en particulier, aggravant ainsi le problème.

Il existe ensuite des risques liés à la compétitivité des industries et des économies européennes. La spéculation sur l’approvisionnement en gaz entraine des niveaux de prix jamais atteints sur les marchés de gros de l’énergie (électricité et gaz).

Face à cette flambée des prix (le pire est encore peut-être à venir), la Commission européenne et les gouvernements des Etats membres ont réagi très vite pour limiter la répercussion de ces hausses aux consommateurs et préserver ainsi la compétitivité des entreprises européennes et le pouvoir d’achat des ménages. Bouclier tarifaire, diminution des taxes, augmentation du plafond de l’ARENH, subvention couvrant les surcoûts de factures énergétiques, le gouvernement français multiplie les dispositifs pour contenir les augmentations de prix.

Plus structurellement, la Commission européenne réfléchit à une réforme du market design des marchés de l’électricité. L’enjeu est énorme. Face aux mécontentements grandissant de plusieurs Etats membres – dont la France qui s’est exprimée à travers son ministre de l’Économie –, la Commission doit trouver une solution afin de limiter la volatilité des prix et d’assurer qu’ils reflètent davantage la réalité des coûts du mix de production.

Enfin, il existe des risques pour le climat. Comme le rappelle la Loi Européenne sur le Climat adoptée à l’été 2021, « [l]a menace existentielle que pose le changement climatique exige, de la part de l’Union et des États membres, d’accroître le niveau d’ambition et d’intensifier l’action pour le climat ». Or, la guerre en Ukraine démontre que notre dépendance aux énergies fossiles est encore beaucoup trop forte et ne nous place pas sur une trajectoire compatible avec les objectifs de décarbonation.

Pour l’heure, les tensions sur les marchés du gaz ont déjà entraîné des conséquences très dommageables pour le climat en tirant les prix du gaz vers le haut et en rendant la production d’électricité à base de charbon plus compétitive. Or, l’inversion des places du gaz et du charbon dans l’ordre de mérite économique se traduit par un recours accru aux centrales à charbon plus émettrices en gaz à effet de serre.

La guerre en Ukraine clarifie le fait que l’Union européenne n’a pas d’autre choix que de réduire aussi rapidement que possible sa dépendance au gaz russe. Si la recherche de solutions alternatives d’approvisionnement en gaz peut constituer une réponse de court terme, la seule solution à moyen et long terme consiste à éliminer le recours aux énergies fossiles et à décarboner nos mix énergétiques.

Comment la réduction de la dépendance au gaz russe pourrait-elle être mise en œuvre ?

La guerre en Ukraine pourrait être l’élément déclencheur pour une nouvelle politique énergétique centrée sur la décarbonation. Toutefois, les réflexions entourant la définition de cette nouvelle étape dans la construction de l’Union de l’énergie supposent que certains choix structurants soient faits.

D’abord des choix technologiques : l’Europe reste traversée par un clivage très net sur la question du nucléaire entre les Etats qui sont favorables à cette technologie et ceux qui y sont clairement opposés. Les débats sur l’inclusion du nucléaire (mais aussi du gaz) dans la taxonomie verte montrent les visions antagonistes des deux camps. Or, l’Union ne pourra pas se passer en même temps des centrales fonctionnant aux énergies fossiles et des centrales nucléaires. Les évènements tragiques qui se déroulent en Ukraine et la nécessité de réduire notre dépendance au gaz russe devraient conduire à faire bouger les lignes sur cette question.

Ensuite les choix relatifs au niveau d’intégration de la politique énergétique de l’Union : l’achèvement du marché intérieur de l’énergie et l’approfondissement de l’Union de l’énergie posent la question de l’articulation entre l’échelon national et l’échelon de l’Union. Si les Etats membres sont libres de choisir leur mix énergétique (article 194 TFUE), les politiques nationales devraient être davantage coordonnées afin d’assurer une plus grande cohérence de la politique menée à l’échelle de l’Union et limiter les frottements entre les politiques nationales de l’énergie.

Enfin les choix sur les modalités de financement : la décarbonation implique d’investir massivement et rapidement dans les énergies décarbonées (énergies renouvelables et filière nucléaire). Les producteurs ont besoin de sécuriser la valorisation de l’électricité produite afin de limiter les risques financiers. Par ailleurs, si ces dispositifs de soutien sont organisés et financés par les Etats, ils seront calibrés en fonction des objectifs des Etats concernés et pas en fonction des objectifs de l’Union. Afin d’éviter le risque de sous-exploitation de certains gisements de production d’énergies décarbonées, il pourrait être opportun de réfléchir à la mise en place d’une « politique commune de l’énergie bas carbone » qui reposerait sur deux volets : sécuriser les prix pour les producteurs et mettre en place un dispositif de solidarité financière entre les Etats membres à l’instar de ce qui avait été fait en matière de politique agricole commune après la 2ème Guerre mondiale.

L’impérieuse nécessité de réduire ou d’éliminer la dépendance de l’Union européenne face aux approvisionnements en gaz russe pourrait donner l’impulsion nécessaire à la mise en place d’une politique énergétique ambitieuse et décarbonée.

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