Les syndicats de la SNCF, en désaccord avec la réforme de l’exécutif qui doit accompagner  l’ouverture à la concurrence de l’entreprise, ont entamé le 3 avril dernier une grève dite « perlée ». Soit deux jours sur cinq jusqu’à la fin du mois de juin.

Décryptage par Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Membre du Club des juristes.

« Lorsqu’il s’agit de transporter 5 millions de voyageurs chaque jour, dans plus de 15.000 trains à partir de 3029 gares, un service minimum est fort délicat à mettre en œuvre »

Les syndicats ont prévu 2 jours sur 5 de grève jusqu’au 28 juin prochain : s’agit-il d’une « grève perlée » ?

Non, car dans le secteur privé comme dans les services publics, une « grève perlée » consiste à ralentir le travail (ex : faire une pièce sur deux) : ce n’est pas donc pas une « grève », mais un « mouvement illicite » susceptible de sanctions disciplinaires classiques.

A la SNCF, il s’agit d’arrêts de travail, même si le but de cette grève-gruyère (car pleine de trous) est de maximiser la perturbation du trafic tout en minimisant les abattements sur le salaire des grévistes.

Qu’en pense la Cour de cassation ?  Elle est depuis fort longtemps extrêmement permissive pour les syndicats et les grévistes, semblant oublier que les enjeux sociaux sont, par définition dans ces « services publics » du quotidien, bien différents du secteur privé.

Ainsi la Cour ne voit aucune fraude à l’interdiction légale des grèves-surprises lorsqu’un syndicat dépose 31 préavis d’une journée en début de mois.

Ni à celle des grèves tournantes (« Sont interdits les arrêts de travail affectant par échelonnement successif ou par roulement concerté les divers secteurs ou services d’une même entreprise», L. 2512-3) lorsque plusieurs syndicats déposent, chacun, des préavis successifs (CS, 3 février 1998).

Idem du dépôt, par la même organisation, d’une succession de préavis mais pour des motifs à chaque fois différents, pour contourner l’interdiction faite au même syndicat  de déposer un nouveau préavis, pour les mêmes motifs, avant l’issue du préavis en cours (CS 30 janvier 2008).

Paradoxe : dans le secteur privé, elle juge au contraire qu’une désorganisation délibérée de l’entreprise elle-même (ex. : brefs débrayages tournants et répétés), et non pas de la seule production, conséquence normale d’un arrêt de travail, peut être qualifiée de « grève abusive ».

Il existe un conflit sur le mode de calcul des retenues : sur quoi porte le désaccord qui divise le personnel gréviste et la direction de la SNCF ?

 S’agissant des services publics de transports terrestres réguliers de voyageurs, l’article 10 de la loi du 21 août 2007 a rappelé la règle pas de travail /pas de salaire, parfois oubliée à l’occasion du procès-verbal de fin de conflit : « La rémunération d’un salarié participant à une grève (…) est réduite en fonction de la durée non travaillée en raison de la participation à cette grève. ». Durée de l’arrêt de travail donc, et non celle de la perturbation créée pour les usagers. 

Mais quelle retenue opérer lorsqu’une période de repos spécifique à la SNCF, ou plus banalement un week-end de deux jours s’intercale entre deux jours de grève le vendredi puis le lundi ? Comme dans le secteur privé, c’est alors un abattement pour l’ensemble de la période, donc ici quatre jours, qui sera appliquée…sauf si le syndicat  suspend la grève le vendredi soir.

Mais, là encore, la jurisprudence de la Cour de Cassation est extrêmement tolérante : s’agissant d’un agent SNCF en grève qui avait téléphoné à son manager pour confirmer la prise de son repos : « L’agent avait signifié clairement à sa hiérarchie son intention de mettre fin à sa participation au mouvement de grève: le temps de repos inclus dans la période d’arrêt de travail postérieure à cette manifestation non équivoque de  volonté devait être rémunéré » (CS 15 janvier 2003).

Cette grève paralyse le fonctionnement quotidien du pays. Existe-t-il des possibilités pour le gouvernement d’imposer un service continu ?

« La grève dans les services publics, cette piqure d’abeille dont l’abeille crève, comporte une absurdité : ce que les syndicats crachent en l’air retombe sur le nez des petits » écrivait le  15 janvier 1962 François Mauriac  dans son Bloc-Notes…Car ce sont moins les habitants de Paris ou Lyon que ceux des grandes banlieues qui vont subir ces mouvements répétés.

Mais le Conseil d’Etat avait indiqué dans son arrêt Onesto du 8 mars 2006 : « S’il appartient aux organes dirigeants de la RATP de garantir, indépendamment de l’obligation de préavis résultant de l’article L. 521-3 du Code du travail, l’effectivité du principe fondamental de la continuité du service public des transports collectifs dans l’agglomération parisienne qu’assure la RATP et de prendre toutes les mesures, permanentes ou temporaires, nécessaires à cette fin, il ne résulte pas de ce principe qu’ils seraient tenus d’édicter à tout moment une réglementation du droit de grève ».

RIP le service minimum, qui par ailleurs exigerait en cas de forte mobilisation la réquisition, préfectorale ou gouvernementale, des grévistes indispensables. Mais depuis le « décret de Colombey » signé par le Général de Gaulle le 2 mars 1963 puis les mineurs de charbon ayant fait des feux de joie de leurs ordres de réquisition, aucun gouvernement n’a osé renouveler l’opération, et le Conseil Constitutionnel se montre lui-même extrêmement prudent sur ce terrain.

Il est vrai que lorsqu’il s’agit de transporter 5 millions de voyageurs chaque jour, dans plus de 15.000 trains à partir de 3029 gares, un service minimum est fort délicat à mettre en œuvre, et les rituels coups de menton un peu courts. Car outre les conducteurs et des aiguilleurs, sont par exemple indispensables les agents de sécurité et les guichetiers ouvrant les stations. Sans même évoquer la multiplication d’arrêts maladie, l’exercice collectif du droit de retrait voire la multiplication « d’incidents techniques », dans ce secteur où les contraintes de sécurité sont maximums, assurer un service minimum est impossible en l’absence d’un minimum de consensus interne.

Dans des pays voisins, la problématique part à l’inverse de l’usager-citoyen et de l’exercice de ses droits fondamentaux. En Italie ont par exemple été identifiés les « services publics essentiels » (service national de santé, transports aérien et ferroviaire, écoles y compris l’Université dans la limite des examens et des évaluations finales), et a été instituée une Commission de Garantie qui intervient au cas par cas.

Les cheminots seraient bien inspirés d’y réfléchir. Et par exemple renoncer à leur action pendant la semaine du baccalauréat du 18 au 25 juin 2018, alors que trois jours de grève sont programmés cette semaine-là (18, 22 et 23).

A supposer que le mouvement dure jusque-là…

Par Jean-Emmanuel Ray