Par Pierre Esplugas-Labatut – Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou
Alors que les files d’attente s’allongent devant les stations-services, le gouvernement a d’abord dit ne rien pouvoir faire face à un conflit privé et poussé seulement Total Energies à ouvrir des négociations au plus vite. Mardi 11 octobre, E. Borne s’est cependendant décidée à annoncer la « réquisition des personnels indispensables au fonctionnement des dépôts » d’Esso-ExxonMobil. Si la fourniture de carburants n’est effectivement pas un service public, ce qui aurait permis à l’Etat de faire valoir le principe de continuité du service public, plusieurs leviers d’actions demeurent disponibles pour tenter d’endiguer ce que le gouvernement se refuse pour le moment à appeler une « pénurie ».

L’exigence de continuité du service public s’applique-t-elle aux raffineries de carburant de Total Energies et Esso-Exxon Mobil ?

 Littéralement, non ! En effet, aussi curieux que cela puisse paraître, les raffineries de carburant ne sont pas un service public. Rappelons qu’en droit français la définition d’un service public est subjective : est service public ce que les pouvoirs publics ont défini comme tel. Il n’existe donc pas de critères objectifs permettant d’identifier telle ou telle activité comme étant de service public. Cette définition n’est d’ailleurs pas sans susciter des paradoxes : pourquoi les transports collectifs de voyageurs sont-ils un service public et pas le transport de marchandises ; les transports urbains par bus, tramway ou métro et pas les taxis ; les cantines scolaires et pas les boulangers … ?

On pourrait ainsi très bien imaginer qu’un réseau de raffineries de carburant et de stations-essence soit considéré comme un service public au nom de l’intérêt général de satisfaire aux nécessités d’approvisionnement ou de la liberté de chacun de pouvoir circuler avec son véhicule et éventuellement travailler par ce moyen. Il faudrait pour cela qu’un texte édicté par la puissance publique assigne à un ou des opérateurs du secteur des obligations de service public. Cela est par exemple le cas pour le secteur de l’électricité ou du gaz mais, curieusement, pas pour celui de l’approvisionnement en carburant.

En l’occurrence, les opérateurs du secteur, comme Total Energies  ou Esso-Exxon Mobil, sont des entreprises de pur droit privé. En conséquence, la jurisprudence bien connue du Conseil d’Etat du 7 juillet 1950 Dehaene, actualisée avec l’arrêt d’assemblée du 12 avril 2013, Fédération FO Energie et Mines, permettant à « l’autorité administrative responsable du bon fonctionnement d’un service public » d’apporter des restrictions au droit de grève, par exemple par des réquisitions de personnel, en vue d’assurer la continuité du service public, n’est pas applicable.

 Même en l’absence de qualité de service public reconnue aux opérateurs propriétaires de raffineries, l’Etat a-t-il la possibilité de réquisitionner leur personnel ?

 Oui, en actionnant le pouvoir de réquisition reconnu aux préfets de département au titre de leur pouvoir de police. Celui-ci est prévu par l’article L 2215-1-4° du Code général des collectivités territoriales et suppose pour sa mise en oeuvre trois conditions : une situation d’urgence justifiant le recours à cette procédure ; une atteinte au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publique ; les moyens dont disposent le préfet ne doivent plus permettre de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police.

Lorsque ces trois critères sont réunis, le préfet peut, par arrêté motivé, réquisitionner tout bien et service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien, prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public prenne fin.

Ce régime général a déjà été mis en œuvre par le passé, par exemple pour faire face à certaines situations épidémiologiques (en 2006 à propos du virus du chikungunya, en 2010 dans le cadre de la campagne de vaccination contre le virus de la grippe A H1N1) même s’il est vrai, que, à l’occasion de l’épidémie de covid 19, le droit positif a été quelque peu adapté en procédant à une extension des pouvoirs du ministre de la santé en cas d’urgence sanitaire (C. santé publ., art. L 3131-1).

Plus intéressant encore, la réquisition de personnels employés dans des raffineries Total à l’occasion de grèves contre la réforme des retraites en 2010 a déjà été validée par les juridictions administratives, sous réserve toutefois que cette mesure n’aboutisse pas à restaurer un service normal au sein de l’entreprise (Trib. adm. Melun, ord. 22 oct. 2010 et CE, 27 oct. 2010, ord. n° 343966). Concrètement, un arrêté de réquisition ne peut pas viser l’ensemble du personnel mais les seuls salariés nécessaires pour permettre l’effectivité des « mesures imposées par l’urgence et proportionnées aux nécessités de l’ordre public ».

De même, dans le dossier actuel de difficultés d’approvisionnement en carburant, certains préfets ont légitimement commencé à faire usage de leur pouvoir de police par la mise en place de dispositifs de stations prioritaires pour les véhicules d’urgence ou des restrictions d’achat de carburant. La réquisition de certains personnels au sein des raffineries des opérateurs où le personnel est en grève pourrait être, comme l’a annoncé devant l’Assemblée nationale mardi 11 octobre 2022 la Première ministre Elisabeth Borne, la prochaine étape mais seulement, rappelons-le, pour satisfaire des mesures justifiées par l’urgence et proportionnées aux nécessités de l’ordre public.

En pratique, cela pourrait se traduire par des réquisitions propres, par exemple, à assurer la circulation de véhicules de services publics de première nécessité, le ravitaillement d’aéroports (comme dans le cas d’espèce de l’ordonnance en référé du Conseil d’Etat précitée) ou de dépôts de trains fonctionnant au diésel mais pas nécessairement celle de l’ensemble des automobilistes.

En outre, ce pouvoir de réquisition préfectoral se double d’un pouvoir de réquisition décidé par le pouvoir exécutif et prévu par le code de la défense pour subvenir aux « besoins de la nation » (art. R 2211-1). Il a certes été jugé que ce pouvoir pouvait être utilisé d’une manière générale mais restrictive dans le cas où la grève serait de nature à « porter une atteinte suffisamment grave soit à la continuité du service public, soit à la satisfaction des besoins de la population » (CE, 24 févr. 1961, Isnardon). Toutefois, il nous semble que ces dispositions règlementaires d’application doivent être reliées aux dispositions législatives du code de la défense qui ne portent que sur les « prestations nécessaires pour assurer les besoins de la défense » (art. L 2211-1). Sur ce fondement, le ravitaillement de casernes de l’armée pourrait donc également justifier des réquisitions de personnel.

L’engagement de la responsabilité de l’Etat est-il envisageable en cas de « pénurie » de carburant ?

 Oui si l’on considère que l’exercice du pouvoir de police administrative est une obligation. Cette dernière a été posée par un arrêt connu du Conseil d’Etat s’agissant d’une mesure règlementaire (CE, 23 oct. 1959, Doublet) et confirmée s’agissant d’une mesure individuelle (CE, 1er juin 1973, Delle Ambrigot) afin de faire cesser un péril grave résultant d’une situation particulièrement dangereuse pour l’ordre public.

En l’espèce, l’inaction de l’Etat face à une situation de pénurie de carburant mettant en péril le principe constitutionnel de « continuité de la vie nationale » pourrait effectivement justifier une action visant à engager sa responsabilité… sans pour autant avoir trop de chances d’aboutir tant les juridictions administratives tendent – logiquement- dans ces circonstances délicates à laisser un pouvoir discrétionnaire aux autorités de police.

 

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