Alors que le mouvement de mobilisation des personnels soignants et urgentistes se poursuit, le personnel a fait l’objet de réquisitions un peu partout sur le territoire, ordonnées par le préfet. Les forces de l’ordre ont sonné chez certains médecins et aides-soignants pendant la nuit afin de leur ordonner d’être en poste.

Cette mesure, mise en place pour faire face au manque de personnel, a soulevé l’indignation des médecins et syndicats qui les considèrent comme des « méthodes dignes du régime de Vichy, qui rappelle une autre époque».

Décryptage par Vincent Vioujas, chercheur associé au Centre de droit de la santé, chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-en-Provence.

« En matière de police administrative, le juge s’assure du respect de l’exigence de proportionnalité afin de ne pas porter une atteinte excessive au droit de grève »

Qui est compétent pour effectuer ces réquisitions ?

La difficulté, dès que l’on traite des réquisitions, tient au fait que, comme l’écrivait Jacques-Henri Stahl dans ses conclusions sur l’affaire Aguillon, notre droit ne connaît pas une procédure unique mais juxtapose plusieurs dispositifs différents, ce qui explique les confusions qui ont pu être commises ces derniers jours.

Pour se limiter aux réquisitions civiles et aux personnels de santé, il faut tout d’abord rappeler qu’il incombe au directeur d’un établissement public de santé, en tant que chef de service, d’organiser la mise en œuvre d’un service minimum afin de concilier l’exercice du droit de grève et la continuité du service public. Celui-ci procède par assignations individuelles, et non par réquisitions.

S’agissant des réquisitions à proprement parler, il convient de distinguer les réquisitions judiciaires aux fins d’autopsie médico-légale, d’examen de victime ou de gardé à vue et, comme dans le cas d’espèce, celles prises par le représentant de l’État dans le département. Ces dernières peuvent reposer sur plusieurs fondements.

Le cas de figure le plus fréquent consiste à prononcer la réquisition de médecins libéraux pour assurer la permanence des soins si, à l’issue des démarches et des consultations entreprises par le Conseil départemental de l’ordre, le tableau de permanence demeure incomplet. La procédure, décrite à l’article R.6315-4 du Code de la santé publique, n’est pas celle mise en œuvre ici.

Le préfet peut également requérir le service de tout professionnel de santé, quel que soit son mode d’exercice, en cas d’afflux de patients ou de victimes ou si la situation sanitaire le justifie. Ces réquisitions s’opèrent toutefois dans le cas du plan départemental de mobilisation et sont prévues à l’article L.3131-8 du Code de la santé publique qui figure au sein du titre relatif aux « mesures sanitaires graves ». Là encore, ce n’est pas de cela dont il s’agit.

Enfin, la réquisition peut se fonder sur les pouvoirs de police administrative confiés au préfet en vertu du 4° de l’article L.2215-1 du Code général des collectivités territoriales, issu de la loi n°2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure. C’est ce texte qui a été utilisé, de façon assez rare jusqu’à aujourd’hui, pour requérir des personnels de santé en cas de grève, au même titre qu’il a été employé au sein de certaines raffineries lors du mouvement contre la réforme des retraites de 2010.

Comment fonctionnent les réquisitions ? Quelles sont les conditions pour leur mise en œuvre ?

Les conditions posées par l’article L.2215-1 sont strictes. Sur le fond, elles sont au nombre de trois. En premier lieu, le pouvoir de réquisition ne peut intervenir qu’en cas d’urgence. En deuxième lieu, il est nécessaire d’établir une atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publique. Enfin, il faut que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police. Autrement dit, il s’agit d’une mesure de dernier recours, lorsqu’il n’est plus possible de faire autrement.

Naturellement, ces conditions sont contrôlées par le juge administratif en cas de contentieux. Le Conseil d’État a ainsi jugé que le préfet pouvait requérir une partie du personnel d’une clinique spécialisée en obstétrique qui assurait en temps normal près de la moitié des accouchements d’un département (CE, 9 déc. 2003, Mme Aguillon, n°262186). En revanche, si l’urgence à l’origine de la mesure n’est pas suffisamment caractérisée, celle-ci est illégale (CAA Lyon, 11 déc. 2018, n°17LY00847).

Par ailleurs, de manière classique en matière de police administrative, le juge s’assure du respect de l’exigence de proportionnalité afin de ne pas porter une atteinte excessive au droit de grève. Ainsi, dans l’arrêt Aguillon, la réquisition de la totalité des sages-femmes de la clinique a été censurée. Le préfet aurait en effet dû, au préalable, envisager les possibilités de redéploiement d’activités vers d’autres établissements de santé ou de mise en œuvre d’un service réduit.

Dans la présente affaire, la mesure semble avoir été prise en dernier ressort, dans un contexte de mouvement social et d’arrêts maladie d’une partie du personnel. Il appartiendra au juge administratif d’apprécier, le cas échéant, son caractère proportionné et de vérifier si les conditions posées par l’article L.2215-1 sont remplies.

Enfin, sur le plan formel, l’arrêté préfectoral doit bien entendu être motivé et préciser l’identité de son destinataire ainsi que la plage horaire concernée par la réquisition.

Certains aides-soignants ont été réquisitionnés pendant la nuit alors qu’ils étaient en congés. Les réquisitions sont-elles légales dans ce cas de figure ?

Il faut tout d’abord rappeler que le refus d’exécuter les mesures prescrites en vertu de l’article L.2215-1 constitue un délit qui est puni de six mois d’emprisonnement et de 10 000 euros d’amende. En outre, pour les médecins, un article spécifique du Code de la santé publique (art. 4163-7) réprime de manière générale le fait de ne pas déférer aux réquisitions de l’autorité publique.

Néanmoins, la réquisition adressée à un agent en congé maladie paraît juridiquement fragile dès lors que celui-ci dispose d’un certificat médical en bonne et due forme attestant de l’impossibilité d’accomplir ses obligations professionnelles.

S’agissant d’un congé ordinaire, la situation semble plus compliquée. Il est en effet courant dans les établissements de santé de rappeler des agents en congés, sans heureusement aller jusqu’à saisir le préfet d’une demande de réquisition. En cas de contentieux, le juge vérifiera sans doute s’il était possible de procéder différemment en mobilisant les personnels présents ou si, compte tenu de contraintes telles que, par exemple, le respect du repos de sécurité, il n’existait aucune solution alternative de nature à assurer la continuité du service public.

Pour aller plus loin :

Par Vincent Vioujas.