Le 25 novembre dernier, Edouard Philippe et Marlène Schiappa, Secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, ont présenté les conclusions du Grenelle des violences conjugales, initié en septembre dernier. Pendant près de trois mois, le Grenelle a réuni différents acteurs (élus locaux, associations, ministres, victimes) afin d’élaborer des propositions pour lutter contre ces violences.

Décryptage Julie Leonhard, Maître de conférences en Droit privé et Sciences criminelles, à l’Université de Lorraine, Directrice adjointe MASTER 2 Droit de la santé de l’Université de Lorraine, Directrice adjointe DU Droit de la santé, Université de Lorraine, Directrice adjointe, DU Droit et responsabilités des professions paramédicales, Université de Lorraine.

« La prudence appelle à ne pas conseiller les mesures périlleuses juridiquement, incertaines, voire dangereuses en pratique, à l’instar de celles sur le secret professionnel.»

Les violences psychologiques seront-elles précisées par la loi ? 

Sous l’empire de l’ancien code pénal déjà, la jurisprudence considérait que les violences ne se limitent pas à des atteintes physiques : dans un arrêt du 19 février 1892, la chambre criminelle de la Cour de cassation fait ainsi référence aux violences qui « sans atteindre matériellement la personne sont cependant de nature à provoquer une sérieuse émotion ». Aujourd’hui, les violences volontaires sont réprimées plus ou moins sévèrement en fonction de la gravité du résultat engendré (C. pen., art. 222-7 et s.). La loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants a inséré expressément les violences psychologiques dans la loi pénale (C. pen., art. 222-14-3), en se contentant de considérer que toute violence peut être physique ou psychologique (sans les définir, ce qui offre une certaine liberté d’appréciation aux juges). La même loi a créé un article 222-33-2-1 au sein du Code pénal, qui punit le harcèlement moral au sein du couple (délit qui exige des propos ou des comportements répétés).

Le Grenelle propose non seulement de définir la notion de violences psychologiques, principalement en faisant référence à la notion d’emprise, mais également de créer une nouvelle circonstance aggravante au délit de harcèlement moral au sein du couple, lorsque ce harcèlement conduirait la victime à se suicider ou à tenter de se suicider. La mesure pourrait appeler bon nombre de réflexions, mais elle paraît pour l’heure beaucoup trop incertaine dans sa potentielle rédaction pour justifier telle ou telle prise de position. Le législateur devra toutefois faire preuve d’une particulière rigueur non seulement s’il décide (le faut-il ?) de proposer une définition claire et précise des violences psychologiques (et ne pas se contenter de renvoyer à une notion aussi floue que l’emprise sans la spécifier), mais aussi et surtout s’il crée cette éventuelle nouvelle circonstance aggravante, appelée aujourd’hui communément le suicide forcé. Il ne devra pas s’agir, par exemple, de créer un doublon avec l’infraction de provocation au suicide (C. pen., art. 223-13), ou encore avec le mécanisme de la contrainte morale (C. pen., art. 122-2).

Que penser de la proposition concernant le secret professionnel ? 

Le Grenelle propose également de permettre à tout soignant de porter à la connaissance des autorités sans l’accord de la victime des faits de violences conjugales en cas de risque sérieux de renouvellement de celles-ci. Il est donc envisagé une modification de l’article 226-14 2° du code pénal. Cette mesure peut laisser dubitatif puisque l’accord de la victime ne serait plus nécessaire pour révéler les faits aux autorités. Il s’agit là d’une nouvelle conception de l’actuelle exception au secret professionnel, bien plus (trop ?) étendue et contestable à plusieurs titres.

D’abord, du fait de la raison d’être du secret professionnel. Le secret professionnel est d’ordre public. Entre un soignant et un soigné, ce caractère général du secret professionnel assure la condition nécessaire de la confiance, garante des soins (rappelons que la mission première des professionnels de santé est le soin). Permettre une dénonciation aux autorités sans le consentement de la victime mettrait à mal cette indispensable confiance que doit avoir tout patient envers tout professionnel de santé (avant d’aller le consulter, pendant la consultation, après la consultation). Une telle situation pourrait altérer les soins, voire même pourrait dissuader certaines victimes de consulter un soignant au risque que les faits soient révélés sans leur consentement (ou être empêchées par l’auteur des violences).

Ensuite, en raison de son caractère trop flou. Le cadre juridique de la dénonciation proposée semble insuffisamment précis. La mesure prévoit une dénonciation sans l’accord de la victime uniquement « en cas de risques sérieux de renouvellement des violences conjugales ». Quand et comment un risque, par nature incertain et imprévisible, commence-t-il à devenir sérieux et donc pourrait suffire à autoriser la révélation des faits aux autorités sans le consentement de la victime ? Comment s’assurer, au demeurant, qu’il s’agit bien de violences conjugales ? Même avec une formation offerte aux soignants, cela relève-t-il réellement de leurs missions ? Si la mesure devait être tout de même adoptée, en dépit des critiques formulées, elle ne pourrait être libellée en ces termes trop flous : le principe de légalité criminelle, clef de voûte du droit pénal (c. pen., art. 111-4), exige des textes clairs et précis afin d’éviter toute ambiguïté et d’assurer la sécurité juridique.

Enfin, en raison de son efficacité douteuse. A ce jour, les professionnels de santé peuvent déjà dénoncer des faits de violences sans le consentement de la victime, lorsque celle-ci est « un mineur ou une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique » (c. pen., art. 226-14 2°). Or, le rapport sur les morts violentes d’enfants au sein des familles – évaluation des services sociaux, médicaux, éducatifs et judiciaires concourant à la protection de l’enfance, de mai 2018, réalisé par le ministère des Affaires sociales, le ministère de la Justice et le ministère de l’Éducation nationale atteste que très peu de dénonciations sont réalisées par les professionnels de santé. Plusieurs explications sont évoquées : le caractère nécessairement incertain des suspicions, la crainte de faire une erreur, la peur de perdre la confiance des parents et de ne plus pouvoir soigner le patient mineur, le caractère trop éloigné du soin, l’absence de formation, etc. Il est fort à parier que ces mêmes motifs pourraient se rencontrer chez les soignants vis-à-vis des victimes majeures de violences conjugales si demain la proposition devait entrer en vigueur. Rien ne garantit que la mesure serait mise en œuvre. Rien ne certifie l’efficacité du système.

Comment traduire en droit les mesures proposées par le Grenelle ?

Les mesures annoncées lors de la conclusion du Grenelle ne sont à ce jour que des propositions de modification du droit. Précisons que certaines mesures pourront entrer en vigueur rapidement par décret (tout ce qui relève de la compétence du pouvoir exécutif, art. 37 de la Constitution). Pour toutes celles relevant de la compétence du pouvoir législatif, il faudra attendre une ou plusieurs lois.

Si les mesures annoncées n’ont pas de force probante, elles ouvrent la réflexion et sont susceptibles d’inspirer le législateur. Il ne s’agit pas pour lui d’embrasser l’ensemble des mesures proposées ; les députés peuvent heureusement faire entendre leur libre arbitre et ne sélectionner que celles utiles et nécessaires. Aussi, s’il est à espérer que la majorité des propositions soient adoptées, il est également à souhaiter que d’autres soient abandonnées. Sans volonté aucune de freiner la démarche de lutte entreprise, la prudence appelle à ne pas conseiller les mesures périlleuses juridiquement, incertaines, voire dangereuses en pratique, à l’instar de celles sur le secret professionnel. La fin ne doit pas justifier tous les moyens et surtout pas ceux peu profitables.

Pour aller plus loin :

Par Julie Leonhard.