Par Valérie-Laure Benabou, Professeure de droit à l’UVSQ-Paris Saclay

La confirmation par la Cour d’appel de Paris du caractère grave et irrémédiable de l’atteinte aux droits de la presse par Google a poussé l’entreprise à accepter, pour la première fois, de négocier des accords avec des titres de presse français, dont l’application a débuté après la signature d’un accord-cadre avec l’Alliance de la presse d’information générale le 21 janvier 2021.

Que reprochent les titres de presse à Google ?

Il aura fallu un déploiement formidable d’énergie et de recours juridiques pour que Google accepte de s’assoir à la table des négociations afin de conclure un accord avec certaines entreprises de presse visant à rémunérer l’utilisation que ses services font des articles puisés dans les journaux. L’histoire est dense mais on la rappellera rapidement. Les éditeurs de presse se plaignent depuis plusieurs années que Google utilise des extraits de leurs publications – notamment dans le cadre des liens qui renvoient aux sites – sur son moteur, de sorte que les lecteurs peuvent être dissuadés de se rendre sur le site source, privant ainsi la presse d’une source de revenus essentielle à sa subsistance. Mais Google a toujours, jusqu’ici, refusé de rémunérer cette « valeur » estimant que le moteur contribuait à générer du trafic au bénéfice des publications de presse et qu’elle était au contraire source de profit pour ces entreprises. Les hostilités avaient été lancées en Allemagne en 2014 où un droit exclusif – dit voisin – des éditeurs de presse avait été consacré par une loi qui ne fut toutefois jamais suivie d’effet, Google refusant de payer la rémunération et forçant finalement les éditeurs à accepter des licences gratuites, sous la menace d’un déréférencement de leurs titres. La tentative espagnole qui passait par un mécanisme d’exception compensée au droit d’auteur n’eut guère plus de succès puisque Google décida simplement de fermer le service concerné en Espagne.

Le droit voisin européen représente-t-il une voie suffisante ?

La solution, pour les éditeurs européens, semblait pouvoir être trouvée dans l’adoption d’un droit exclusif au niveau de l’Union, grâce à un effet d’échelle. Après de nombreuses péripéties, l’article 15 de la directive 2019/790 du 17 avril 2019 consacrant un droit voisin au profit des éditeurs de presse avait été adopté. La France, pour une fois véloce, transposa la disposition avant même l’expiration du délai et consacra le mécanisme par la loi du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs. Mais avant même l’entrée en vigueur de cette loi, Google annonça qu’elle allait changer la configuration de son service pour enlever les éléments susceptibles de tomber sous le coup du droit voisin, sauf si l’éditeur avait fait les démarches pour indiquer qu’il souhaitait les voir conserver. Utilisant ainsi habilement les interstices de la directive qui prévoit une exception au droit exclusif pour les liens et les courts extraits, Google estimait n’avoir rien à payer aux éditeurs, dès lors qu’elle se contentait de reprendre ces éléments et réitéra la stratégie de pression qu’elle avait adoptée à l’égard de la presse allemande pour obtenir des licences gratuites comme condition du référencement attractif des titres dans les résultats du moteur. Le droit de la propriété intellectuelle, en dépit de son apparente puissance, buttait sur la mauvaise volonté de l’interlocuteur, démontrant ainsi sa fragilité en tant qu’instrument de négociation face à une plateforme essentielle pour la visibilité des titulaires.

La combinaison du droit voisin et du droit de la concurrence permet-elle de combler ces interstices utilisés par Google ?

Les éditeurs, temporairement obligés d’accepter cette potion amère (87% d’entre eux l’ont fait) pour ne pas perdre une partie importante de leur trafic, mais furieux du tour qu’on venait de leur jouer, ont immédiatement décidé de s’en remettre à l’Autorité de la concurrence pour que cette dernière force Google à s’assoir de nouveau à la table des négociations. Dans sa décision du 9 avril 2020, n° 20-MC-01, considérant que le comportement de Google portait une atteinte grave et irrémédiable au secteur de la presse, l’Autorité a effectivement prononcé des mesures conservatoires lui enjoignant d’entrer en négociation de bonne foi et de manière transparente avec les éditeurs de presse. Ayant constaté la position dominante sur le marché pertinent, considéré que la fonction « search » du moteur constituait en quelque sorte une facilité essentielle pour le marché de la presse en ligne et que l’attitude de Google était susceptible de caractériser des conditions de transaction inéquitables et un contournement de la loi, l’Autorité a pressé cette dernière de fixer une rémunération pour l’usage des publications de presse au regard des investissements humains, matériels et financiers réalisés par les éditeurs et les agences de presse, de la contribution des publications de presse à l’information politique et générale et de l’importance de cet usage par les services de communication au public en ligne. Elle n’a pas suivi l’argument avancé par Google, selon lequel la conclusion d’accords avec les éditeurs serait susceptible de vicier la « neutralité » du moteur et de ses résultats.

Google opposa une ultime résistance en faisant appel de la décision. Mais la Cour d’appel de Paris, dans sa décision du 8 octobre 2020, n° 20/08071, confirma la décision de l’Autorité de la concurrence, considérant que les mesures conservatoires prononcées étaient justifiées et proportionnées. La Cour d’appel a toutefois estimé que l’injonction de négocier ne comportait pas une obligation d’achat et qu’une licence gratuite pouvait être valablement négociée (notamment pts 222 et 225) « dès lors que la reprise du contenu ne génère, par exemple, aucune recette d’exploitation et que le contenu dont il s’agit n’a nécessité aucun investissement particulier. »

Sans attendre la décision au fond de l’Autorité de la concurrence qui pourrait, in fine, conclure à l’existence d’un abus de position dominante, Google a finalement négocié de premiers accords dès le 19 novembre avec Le Monde, Le Figaro, Libération, L’Express, L’Obs ou encore Courrier international. L’application de ces accords était suspendue à la conclusion d’un accord-cadre avec l’Alliance de la presse d’information générale (APIG) qui est finalement intervenu le 21 janvier 2021. Avec cet accord-cadre, fixé pour trois ans, ce sont 283 titres de presse qui pourront négocier, individuellement, les conditions de rémunération des « emprunts » faits à leurs publications par Google, selon des critères tels que « la contribution à l’information politique et générale, le volume quotidien » ou encore « l’audience internet mensuelle ». Ces accords ouvriront également aux titres de presse concernés l’accès à News Showcase, nouveau service qui met en valeur les articles à « forte valeur ajoutée » directement dans Google News.

Est-ce à dire que le « combo » propriété intellectuelle/droit de la concurrence a fini par faire entendre raison à l’opérateur dominant, et que le droit de la concurrence est ici venu au secours du droit voisin ? Si les termes des décisions de l’Autorité de la concurrence et de la Cour d’appel ainsi que le fait qu’un accord ait été signé semblent accréditer cette hypothèse, tant le caractère confidentiel de l’arrangement que l’absence d’accord avec le syndicat de la presse magazine (SEPM) et les agences de presse – qui étaient pourtant parties à l’instance – inclinent à rester prudent quant à la survenance de l’effet de domino escompté pour le reste de la presse européenne, voire mondiale. Certes, une voie est ouverte mais elle vise précisément l’usage des titres de la presse générale dont Google a le plus besoin et dont elle va assurer la reproduction via ses nouveaux services. En outre, on ignore quels sont les montants alloués et l’existence d’accords individuels laisse entendre qu’ils pourront être très variés d’un titre à l’autre, en fonction de l’intérêt informationnel de la publication, critère totalement étranger en principe à la mise en jeu du droit voisin.

L’épée de Damoclès de la décision au fond de l’Autorité de la concurrence sera-t-elle suffisante à faire signer Google des accords avec l’ensemble des titulaires de droits voisins et non avec les seuls qu’il a choisi de mettre en avant ? Au contraire, Google va-t-elle continuer à soutenir qu’elle n’a pas à s’acquitter d’une quelconque rémunération dès lors que l’usage qu’elle fait des publications n’entre pas dans le périmètre du droit voisin et que le droit de la concurrence ne peut la contraindre à étendre ses obligations au-delà de ce que le droit de la propriété intellectuelle impose ? La possibilité envisagée par la Cour d’appel de parvenir à des licences gratuites, déjà prévue par le considérant 82 de la directive, n’est-elle pas susceptible de miner l’intérêt économique de ce droit voisin ?

Au-delà de l’annonce glorieuse par la presse de l’accord signé, cette affaire aura contribué à mettre en lumière l’articulation complexe du droit de la propriété intellectuelle avec le droit de la concurrence et l’efficacité relative du premier au regard du second face à une plateforme essentielle. Mais considérant les multiples questions qui restent posées, il n’est pas certain que la saga soit terminée.