Par Evan RASCHEL, Professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université Clermont Auvergne
Ariane Lavrilleux est une journaliste indépendante, placée en garde à vue mardi 19 et mercredi 20 septembre, et dont le domicile a été perquisitionné pendant près de dix heures, à la suite de ses révélations en 2021 avec le média d’investigation Disclose sur des opérations de l’armée française en Egypte. Cette enquête portait sur l’opération « Sirli », menée à partir de 2015 par la Direction du renseignement militaire (DRM) pour le compte de la dictature du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi.

Quelles infractions sont reprochées à Mme Ariane Lavrilleux ?

A priori, deux infractions lui sont reprochées. La principale est la violation du secret de la défense nationale, plus accessoirement, la seconde serait la révélation d’information pouvant conduire à identifier un agent protégé.

L’article 413-10 du Code pénal punit la personne dépositaire d’un secret de la défense nationale qui l’aurait détourné ou qui l’aurait laissé être détourné de diverses manières et, pour ce qui doit ici retenir l’attention, qui l’aurait reproduit, divulgué à une personne non qualifiée ou porté à la connaissance du public (c’est sur ce fondement qu’un ancien militaire a été mis en examen dans la soirée du jeudi 21). L’article 413-11 du Code pénal menace quant à lui des personnes non dépositaires du secret – à commencer par les journalistes, si l’un des trois comportements identifiés est commis, notamment le fait de porter à la connaissance du public ou d’une personne non qualifiée un tel procédé, objet, document, information, réseau informatique, donnée informatisée ou fichier présentant le caractère d’un secret de la défense nationale.

Une conciliation est-elle envisagée avec la liberté d’information du public ?

La section concernée du Code pénal n’émet pas la moindre réserve relative aux exigences d’information du public. Il a semblé manifestement évident au législateur que le secret pouvait ainsi être imposé de manière quasi-absolue, pour des raisons de stratégie et de souveraineté – ce n’est pas sans raison que l’armée continue d’être surnommée la « grande muette ». Le Conseil constitutionnel ne l’a d’ailleurs pas contredit, ayant déclaré conformes à la Constitution les articles 413-9, 413-10, 413-11 et 413-12 du Code pénal (Cons. Const., 10 nov. 2011, n° 2011-192 QPC).

La Cour européenne des droits de l’homme est plus nuancée. Certes, parmi les buts légitimes de l’article 10 figure « la sécurité nationale », « l’intégrité territoriale » ou « la sûreté publique ». Mais « pareille confidentialité ne saurait être protégée à n’importe quel prix (…). Dès lors, l’exclusion absolue du débat public des questions relevant des forces armées n’est pas acceptable », affirma-t-elle dans un arrêt condamnant la Turquie pour violation de l’article 10 (CEDH, 2ème sect., 19 janv. 2016, n° 49085/07, Görmüs et a. c/ Turquie, § 62). Si le contrôle de proportionnalité aboutira sans doute, le plus souvent, à privilégier le secret, c’est parfois la liberté d’information du public qui primera.

Dans quelles conditions une garde à vue pouvait être menée contre cette journaliste ?

C’est sans doute une faiblesse à corriger de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Faute de toute disposition spécifique, la garde à vue est soumise au droit commun. Il est donc possible d’y recourir, dans le cadre des enquêtes comme de l’instruction, à l’encontre d’une personne soupçonnée d’avoir commis « un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement ». Quelques infractions à la loi sur la presse, et plusieurs délits de droit commun, sont donc concernés. En pratique, la garde à vue est rare, faute généralement d’être l’« unique moyen » de parvenir à l’une de ses finalités.

Et les perquisitions ?

À la suite immédiate de l’article 56 du Code de procédure pénale, régissant la perquisition, les articles 56-1 à 56-5 prévoient une série d’hypothèses dérogatoires, restreignant les perquisitions et saisies de certains locaux et protégeant davantage les mis en cause. Or, l’article 56-2 vise justement les médias, plus précisément les perquisitions qui se dérouleraient « dans les locaux d’une entreprise de presse, d’une entreprise de communication audiovisuelle, d’une entreprise de communication au public en ligne, d’une agence de presse, dans les véhicules professionnels de ces entreprises ou agences ou au domicile d’un journaliste lorsque les investigations sont liées à son activité professionnelle ».

Les modalités précises de protection datent de la réécriture de cet article par la loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes, qui a largement calqué son régime sur celui dont bénéficient depuis plus longtemps les avocats. L’idée générale est de protéger la liberté d’expression et l’un de ses principaux véhicules, le secret des sources des journalistes.