Par Luc Grynbaum, professeur à l’Université Paris Descartes, avocat of Counsel, cabinet De Gaulle Fleurance & Associés

La cour d’appel de Colmar vient de statuer sur la qualification de force majeure de l’épidémie de COVID -19 (Colmar, 6e ch., 12 mars 2020, n° 20/01098). Saisie à propos de la rétention administrative d’une personne frappée par cette mesure elle n’a pas pu le faire en sa présence.  En effet, cette dernière avait été en contact avec des personnels susceptibles d’être infectées par le virus COVID -19. Aussi la cour relève-t-elle que : « ces circonstances exceptionnelles, entraînant l’absence de M.  G. à l’audience de ce jour revêtent le caractère de la force majeure, étant extérieures, imprévisibles et irrésistibles, vu le délai imposé pour statuer et le fait que, dans ce délai, il ne sera pas possible de s’assurer de l’absence de risque de contagion et de disposer d’une escorte autorisée à conduire M. G. à l’audience. De plus, le CRA de Geispolheim a indiqué ne pas disposer de matériel permettant d’entendre M.  G. dans le cadre d’une visio-conférence, ce dont il résulte qu’une telle solution n’est pas non plus envisageable pour cette audience ».

Cette décision qui qualifie le risque de contagion par le COVID -19 de force majeure est très intéressante à la fois dans le contexte de l’épidémie (pandémie) actuelle et la caractérisation de la force majeure. La cour rappelle ainsi les éléments caractéristiques de cette cause d’exonération totale : extérieure, imprévisible et irrésistible. En outre et surtout, les conseillers ont insisté sur l’impossibilité d’escorter la personne ou de l’entendre en visio-conférence dans le délai imparti ; cela justifie son absence à l’audience ; ces éléments manifestent le caractère irrésistible de l’événement : il n’est pas possible de prendre des mesure pour y remédier.

Cet arrêt fournit une occasion opportune de rappeler les conditions pour opposer l’exonération pour force majeure et l’appliquer à l’épidémie de COVID -19.

Les conditions requises pour opposer la force majeure

Le nouvel article 1218 du Code civil entré en vigueur le 1er octobre 2016 définit la force majeure en matière contractuelle comme suit : « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur.

Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1. »

Le projet de réforme de la responsabilité extracontractuelle du 13 mars 2017 de la Chancellerie prévoit en son article 1253 que : « Le cas fortuit, le fait du tiers ou de la victime sont totalement exonératoires s’ils revêtent les caractères de la force majeure.

En matière extracontractuelle, la force majeure est l’événement échappant au contrôle du défendeur ou de la personne dont il doit répondre, et dont ceux-ci ne pouvaient éviter ni la réalisation, ni les conséquences par des mesures appropriées.

En matière contractuelle, la force majeure est définie à l’article 1218. »

En effet, traditionnellement, comme l’ont rappelé les conseillers de la Cour d’appel de Colmar (v. ci-dessus) l’événement qualifié de force majeure doit revêtir trois caractères : être imprévisible, irrésistible et extérieur. L’analyse de la jurisprudence a montré que désormais, pour l’essentiel, c’est l’irrésistibilité qui doit être caractérisée, c’est-à-dire l’impossibilité de prévenir le dommage.

Il a été un temps envisagé que seul le critère de l’irrésistibilité pourrait être requis pour caractériser la force majeure. Toutefois, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a réaffirmé dans un arrêt du 14 avril 2006 (pourvoi n° 04-18.902, Bull. A. plén. n° 6) que les trois conditions cumulatives d’irrésistibilité, d’imprévisibilité et d’extériorité doivent être réunies pour retenir la force majeure.

Ainsi, afin de démontrer le caractère irrésistible de l’événement, le gardien d’une chose qui souhaite s’exonérer devra prouver qu’il a mis en œuvre toutes les précautions imaginables afin d’éviter les conséquences de l’événement (Civ. 2e, 18 mars 1998, Bull. civ. II, no 97). Bien qu’elle ne soit plus un critère essentiel, l’extériorité continue d’être requise pour que l’événement soit qualifié de cas fortuit. Aussi le vice interne d’une chose qui est à l’origine du dommage ne saurait-il permettre une exonération (Civ. 2e, 12 déc. 2002, Bull. civ. II, no 287).

En responsabilité contractuelle, la définition de la force majeure adoptée depuis la réforme intervenue le 10 février 2016 à l’article 1218 du Code civil (v. ci-dessus) relève bien le caractère imprévisible et extérieur de l’événement. Le texte souligne davantage que le débiteur pour s’exonérer totalement doit démontrer qu’il ne pouvait pas éviter les effets de l’événement par des mesures appropriées, et que ce dernier empêche l’exécution. En responsabilité extracontractuelle, l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile du 13 mars 2017 en son article 1253 (v. ci-dessus) dispose que pour échapper à sa responsabilité le défendeur doit démontrer qu’il ne pouvait éviter ni la réalisation, ni les conséquences de l’événement par des mesures appropriées.

Dans les deux textes, l’irrésistibilité apparaît bien comme un critère déterminant : le défendeur ou le débiteur de l’obligation ne pouvait éviter la réalisation de l’événement ou de ses conséquences par des mesures appropriées. C’est l’exigence de ce critère qui va se retrouver au cœur de la question de l’exonération pour force majeure en présence d’une épidémie.

Une épidémie : un cas de force majeure ?

La Cour de cassation avait dans son arrêt d’Assemblée plénière retenu la possibilité pour un débiteur de prouver que sa maladie constituait un cas de force majeure, insurmontable en raison de la dégradation brutale de son état (Cass. ass. Plén. 14 avr. 2006, préc.). On observera ce qu’il en est d’une épidémie au regard de la jurisprudence sur les annulations de voyage (A) et celle relative à l’inexécution d’une obligation (B).

Epidémie et annulation de voyage

Des voyageurs ont invoqué à plusieurs reprises devant des juges du fond, le caractère de force majeure que représente pour eux le déclenchement d’une épidémie dans la région où ils projetaient de se rendre pour justifier l’annulation de leur réservation et demander le remboursement de l’acompte versé.

A propos de l’épidémie de Dengue en 2007, la Cour d’appel de Nancy a relevé qu’elle n’était pas imprévisible car elle se produisait régulièrement et que la possibilité de mesures de protections individuelles contre les piqûres de moustiques était envisageable ce qui écartait le critère de l’irrésistibilité ; ni imprévisible dans son apparition, ni irrésistible dans ses effets, l’épidémie ne constituait pas une force majeure exonératoire de l’obligation de payer le voyage réservé (Nancy, 1re ch. Civ., 22 nov. 2010, n°09/00003). De la même façon que la survenance d’une épidémie de peste dans une région voisine d’une escale de croisière ne justifiait pas l’annulation par des croisiéristes pour force majeure de leur réservation (Paris, 25e, section B, 25 sept. 1998, n° Juris-Data 1998-024244). En effet, l’épidémie ne présentait aucun caractère de certitude ou de gravité suffisante et aucune consigne n’avait été donnée aux compagnies aériennes ou aux agences de voyages d’éviter la région en cause. En outre, la protection contre un risque de contagion pouvait être assurée par la prise d’un traitement antibiotique préventif et un médecin devait accompagnait le groupe de voyageurs (même arrêt).

Si l’on transpose ces décisions à l’épidémie de COVID -19, tant que les autorités publiques d’un Etat ou que l’OMS n’ont pas déclaré l’existence de cette épidémie, elle ne présente pas le caractère d’événement de force majeure. En revanche, dès lors qu’un Etat ou l’OMS ont déclaré l’existence de cette épidémie, cette dernière devient un événement qui entre dans le champ d’une possible force majeure. Il ne sera sans doute pas discuté le caractère imprévisible de cette épidémie, le COVID -19 étant un nouveau virus. Il reste la question de l’irrésistibilité : était il possible pour les voyageurs de se prémunir contre les conséquences de ce virus ? En l’absence de traitement préventif (vaccin…) et curatif (pour le moment), le COVID -19 constitue a priori un événement irrésistible pour des voyageurs.

Epidémie et inexécution d’une obligation

Qu’en est il quand le débiteur d’une obligation invoque une épidémie pour se libérer ?

La Cour d’appel de Besançon s’était prononcée à propos de l’épidémie de grippe H&N1 qui était invoquée par une entreprise acheteuse d’essuie-mains en tissus pour résilier son contrat avec le fabricant (Besançon, 2e ch. comm., 8 janv. 2014, pourvoi n° 12/02291). Or ce dernier proposait de les remplacer par des produits jetables conformes aux nouvelles exigences sanitaires du gouvernement. Aussi les juges du fond ont ils rejeté l’argument de la force majeure comme justification de la résiliation : le critère de l’irrésistibilité faisait défaut. En outre, la cour avait également souligné que l’épidémie de grippe H1N1 ayant été largement annoncée et prévue, avant même la mise en œuvre de la réglementation sanitaire derrière laquelle se retranchait le débiteur, il n’était pas possible d’invoquer cette cause d’exonération (même arrêt).

De surcroît, il ne suffit pas de satisfaire les exigences de l’imprévisibilité et de l’irrésistibilité pour obtenir l’exonération pour force majeure. Il convient, en outre, pour le débiteur qui l’invoque d’établir le lien de causalité entre l’événement argué de force majeure et son impossibilité d’exécuter son obligation.  A propos du non paiement de cotisations URSSAF, la Cour d’appel de Paris n’a pas écarté a priori le caractère de force majeure de l’épidémie de virus EBOLA qui aurait privé de clientèle les filiales du débiteur dans le secteur de l’hôtellerie en Afrique de l’Ouest (Paris, pôle 6, ch. 12, 17 mars 2016, n° 15/04263). Toutefois, les conseillers ont relevé qu’aucun bilan n’était produit pour étayer l’affirmation du débiteur et qu’au contraire des sommes avaient été versées par les filiales qui auraient permis de couvrir les cotisations ; aussi ce dernier ne démontrait-il pas que son défaut de trésorerie était lié à l’épidémie de virus EBOLA (même arrêt).

Si l’on tire les leçons de ces décisions pour les transposer au cas du COVID -19, le débiteur qui veut mettre fin à son contrat ou bien ne pas exécuter son obligation en nature devra prouver qu’il n’a pas pu anticiper les obligations sanitaires ou de confinement (ce qui est fort possible tant la mesure est nouvelle). En outre, il devra démontrer qu’il n’a pas été ou qu’il n’est pas possible pour lui de trouver d’autres solutions ; enfin, il faudra établir le lien de causalité entre son impossibilité de payer ou d’exécuter en nature et l’épidémie de COVID -19. Il sera nécessaire par exemple de montrer, pièces comptables à l’appui, que ses difficultés de trésorerie sont bien nées à l’occasion de l’épidémie.

 

Retrouvez les décisions ci-dessous :

 

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