Par Jean-Marie Brigant – Maître de conférences en droit privé – Le Mans Université
Après dix années d’investigation, l’affaire du financement libyen de la campagne présidentielle de 2007 vient de franchir une nouvelle étape avec la demande du Parquet national financier (PNF) de renvoi de Nicolas Sarkozy devant le tribunal correctionnel. Au terme des 426 pages de son réquisitoire définitif, le PNF reproche à l’ancien candidat et à 12 autres personnes d’avoir participé à la commission de plusieurs infractions d’une gravité certaine (corruption passive, recel de détournements de fonds publics, financement illicite de campagne électorale et association de malfaiteurs). Prochaine étape d’ici un mois : la décision des juges d’instruction de renvoyer ou non Nicolas Sarkozy devant la justice.

Pourquoi le PNF demande-t-il maintenant le renvoi de Nicolas Sarkozy (et) devant le tribunal correctionnel ?

Ce réquisitoire définitif rendu par le PNF dans cette affaire s’inscrit dans le cadre de la clôture de l’instruction. Pendant cette phase contradictoire, le procureur dispose d’un ou de trois mois (selon que le mis en examen est détenu ou non) pour adresser ses réquisitions motivées, dont copie est délivrée aux parties. Nicolas Sarkozy et les autres mis en examen peuvent, depuis le réquisitoire définitif du PNF, présenter des observations, demander des actes ou présenter des requêtes.

Cette demande du PNF n’est pas forcément synonyme de renvoi. Le dernier mot reviendra aux juges d’instruction qui pourront rendre une ordonnance de renvoi et/ou de non-lieu partiel devant le tribunal. N’étant pas liés par les réquisitions du PNF, ni par les conclusions des parties, les juges se prononceront en toute liberté sur l’issue des poursuites.

Néanmoins, ces derniers ont l’obligation d’examiner s’il existe contre Nicolas Sarkozy et les autres mis en examen des charges constitutives d’infraction, et si ces charges sont ou non suffisantes. À l’appui de ces réquisitions, le PNF s’appuie sur ce qu’il considère comme un « faisceau d’indices graves et concordants » (documents, témoignages, éléments financiers). Ce sont les juges d’instruction qui apprécieront si ces éléments constituent des charges suffisantes justifiant le renvoi devant le tribunal. C’est ensuite cette juridiction qui décidera si ces éléments de conviction constituent ou non des preuves de culpabilité. Indices, charges et preuves sont des notions distinctes qui permettent de préserver la présomption d’innocence des personnes mises en cause dont Nicolas Sarkozy.

La juridiction compétente pour ce renvoi est bien le tribunal correctionnel. La Cour de Justice de la République ne l’est pas car les faits reprochés à Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, ont été commis en dehors de ses fonctions ministérielles. Quant à l’immunité de Président de la République (qu’il est devenu après les faits), elle ne peut être opposable.

Quelles sont les infractions que reproche le PNF à Nicolas Sarkozy ?

Il ne suffit pas qu’il existe contre Nicolas Sarkozy des charges suffisantes concernant la commission de certains faits. Il faut encore que ceux-ci soient constitutifs d’une infraction pénale. Sur ce point, les infractions pour lesquelles le PNF demande le renvoi devant le tribunal sont au nombre de quatre.

La première qualification est celle de corruption passive. Selon l’analyse du PNF, N. Sarkozy, en qualité de corrompu, aurait sollicité des fonds publics libyens pour financer sa campagne électorale de 2007 en contrepartie de l’accomplissement d’actes de sa fonction ou facilité par sa fonction de président de la République. Sont évoquées trois séries de contreparties : les unes diplomatiques (promesse d’aider la Libye à sortir de son isolement international et à restaurer son image, via notamment la libération des infirmières bulgares), les autres économiques (avec la conclusion de partenariats et contrats d’envergure dans les domaines pétroliers, nucléaires, etc.) et une dernière catégorie de nature judiciaire (tractations sur le réexamen judiciaire du gendre de Kadhafi).

La deuxième qualification est celle de recel de détournement de fonds publics. Il n’est pas donc reproché à N. Sarkozy d’avoir détourné des fonds publics mais uniquement d’en avoir tiré profit – au moins pour une partie de ces sommes qui auraient été « décaissées en espèces ». Pour ce soupçon de recel-profit, l’ancien Président aurait en connaissance de cause, bénéficié, par tout moyen, du produit d’un détournement de fonds publics provenant de l’Etat Libyen. Néanmoins, le recel ne pourra être retenu s’il n’est pas établi de manière précise l’existence de l’infraction d’origine qu’est le détournement de fonds publics en relevant tous ses éléments constitutifs.

La troisième qualification est celle de financement illicite de campagne électorale qui vise tout candidat à une élection qui aura accepté des fonds en violation des dispositions de l’article L. 52-8 ou L. 308-1 du Code électoral. Les investigations ont permis de relever « des circuits opaques de circulation de fonds libyens » qui ont conduit à des décaisses d’espèces dans une temporalité et une chronologie compatible avec un usage occulte lors de la campagne présidentielle. Le PNF note au passage que deux protagonistes de cette affaire ont déjà été condamnés en 2020 pour des faits fondés sur un mode opératoire similaire lors de la campagne présidentielle de 1995 en faveur d’Edouard Balladur (voir not. Ass. Plén., 13 mars 2020, n°18-80.162).

La dernière qualification ne manquera pas d’étonner puisqu’il s’agit de « l’association de malfaiteurs » généralement utilisée pour le banditisme. Cette infraction-obstacle permet de sanctionner l’activité dangereuse de délinquants qui se groupent, indépendant du résultat ou de l’infraction projetée. Pour le PNF, plusieurs proches de Nicolas Sarkozy ont « avec constance, agi en qualité d’intermédiaires » dans le but « d’obtenir des soutiens financiers des autorités libyennes dans la perspective de l’élection présidentielle » ou « pour faciliter la mise en œuvre des contreparties du pacte de corruption ». De tels agissements n’auraient pas pu se faire sans l’aval et la parfaite connaissance du candidat.

Que risque-t-il ?

Dans l’hypothèse d’un renvoi devant la justice pénale, les peines encourues par l’ancien chef de l’Etat (et les autres personnes mises en cause) sont parmi les plus élevées, qu’il s’agisse de la peine privative de liberté et de celle d’amende. En raison de leur gravité, les délits de corruption passive, de recel de détournement de fonds publics et d’association de malfaiteurs sont punis de dix ans d’emprisonnement. En revanche, à l’époque des faits, entre 2005 et 2011, la peine d’amende pour corruption passive et détournement de fonds publics n’était que de 150 000 euros. En raison de la non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère, les mis en cause échapperaient à « l’amende de 1 000 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction », introduite par la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013. Mais pour le recel, la loi pénale prévoit la possibilité de prononcer une « amende proportionnelle » : si le délit de recel est puni d’une amende de 375 000 euros, il est possible d’élever cette peine au-delà de ce montant « jusqu’à la moitié de la valeur des biens recelés » Un tel mécanisme pourrait s’avérer redoutable dans cette affaire de financement libyen d’une campagne présidentielle française si le procès aboutit à des déclarations de culpabilité. Cette possibilité a déjà été utilisée par les juges répressifs dans des affaires exceptionnelles où la valeur des objets en question et les profits escomptés dépassement largement le maximum légal. Des scandales politico-financiers tels que « Elf-Aquitaine » ou « Péchiney-Triangle » ont conduit au prononcé d’amende de plusieurs milliers voire millions d’euros. Ici dans ses réquisitions, le PNF évoque des sommes qui ont transité par l’intermédiaire d’un homme d’affaires franco-libanais (1,2 millions d’euros), ou d’un ex-collaborateur de Nicolas Sarkozy (à hauteur de 400 000 euros). Il est aussi question d’une somme de 5 millions d’euros remis directement au directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy…Quant au délit de financement illégal de campagne électorale, il faisait l’objet à l’époque des faits d’une répression beaucoup plus modeste : l’amende n’étant que de 3 750 euros et l’emprisonnement d’une année.

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