Par Jacques-Henri Robert, Professeur émérite de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, Expert du Club des juristes

Le Conseil constitutionnel déclare contraire à la Constitution la coexistence de deux dispositions du Code de commerce qui autorisaient le cumul des poursuites contre les entreprises qui feraient obstacle aux fonctions des agents enquêteurs de l’Autorité de la concurrence.

Que prévoyait l’article L. 464-2 du Code de commerce ?

Le second alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 du Code de commerce, abrogé par la décision n° 2021-892 QPC rendue le 26 mars 2021 du Conseil constitutionnel, était ainsi rédigé :
« Lorsqu’une entreprise a fait obstruction à l’investigation ou à l’instruction, notamment en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts, ou en communiquant des pièces incomplètes ou dénaturées, l’Autorité [de la concurrence] peut, à la demande du rapporteur général, et après avoir entendu l’entreprise en cause et le commissaire du Gouvernement, décider de lui infliger une sanction pécuniaire. Le montant maximum de cette dernière ne peut excéder 1 % du montant du chiffre d’affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d’un des exercices clos depuis l’exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre ».

Le Conseil déclare que ce texte ne serait pas inconstitutionnel s’il était considéré isolément ; mais ce qui est frappé de ce vice est sa coexistence avec une autre disposition du Code de commerce, son article L 450-8, ainsi rédigé : « Est puni d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 300 000 euros le fait pour quiconque de s’opposer, de quelque façon que ce soit, à l’exercice des fonctions dont les agents mentionnés à l’article L. 450-1 sont chargés » : il s’agit des agents des services d’instruction de l’Autorité de la concurrence habilités à cet effet par le rapporteur général.

Ainsi, l’obstacle aux fonctions fait encourir deux sanctions, l’une prononcée par l’Autorité de la concurrence, et l’autre par le tribunal correctionnel.

Que dit le Conseil constitutionnel dans sa décision du 26 mars dernier ?

C’est précisément la possibilité du cumul de deux poursuites pour le même fait que le Conseil a censurée en abrogeant l’article L. 464-2. Il répète la substance de sa décision fondatrice du 15 mars 2015, n° 2015-453/454 QPC, qui a été suivie de beaucoup d’autres et qui elle-même se conformait à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 2e sect., 4 mars 2014, n° 18640/10, 18647/10, 18663/10,18668/10 et 18698/10, Grande Stevens et a. c/ Italie). Les juges européens interdisaient non seulement l’addition des sanctions pénale et administrative, mais plus radicalement encore le cumul des poursuites, en application de l’article 4, § 1 du protocole n° 7 additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui dispose : « Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure de cet État ». Ce texte donne une forme légale au principe Non bis in idem.

Ce n’est pas ce protocole ni cet adage que le Conseil constitutionnel invoque pour déclarer contraire à la Constitution le cumul de poursuites : il préfère le présenter comme un corollaire du principe de la nécessité des délits et des peines inscrit dans l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. En 2015, il condamnait le cumul des poursuites pour délit d’initié, relevant du tribunal correctionnel et pour manquement d’initié, sanctionné par l’Autorité des marchés financiers. Quoique l’occasion qui a suscité la décision du 26 mars 2021 soit différente, la question de droit constitutionnel est la même et sa solution est tirée à nouveau du principe de nécessité et de proportionnalité des peines (§ 24).

Mais pour qu’il développe ses effets, il faut, dit le Conseil dans ses deux décisions, que trois conditions soient cumulativement réunies.

La première est que les faits sanctionnés soient les mêmes (§ 20). La deuxième est que le texte sanctionnateur tende à la protection du même intérêt social, en l’espèce l’efficacité des enquêtes conduites par l’Autorité de la concurrence pour garantir le respect des règles de concurrence nécessaires à la sauvegarde de l’ordre public économique (§ 21).

La troisième qui est la similitude des sanctions est appréciée avec beaucoup d’élasticité par le Conseil constitutionnel dans les nombreuses occasions qu’il a eues de statuer sur d’autres cumuls de poursuites : il se contente d’une absence de disproportion manifeste. Ainsi, selon les données légales de la décision du 18 mars 2015, l’Autorité des marchés financiers pouvait prononcer une amende de dix millions d’euros ou du décuple du profit tiré du manquement tandis que l’amende correctionnelle se limitait à une amende d’un million et demi ou du décuple du profit, mais le prévenu encourait aussi un emprisonnement de deux ans : faisant masse de l’emprisonnement, qui n’est que théorique, et de l’amende, le Conseil constitutionnel jugea que leur addition était « de même nature » que les dix millions de l’amende administrative. Il fit de même après que le montant de celle-ci fut porté à cent millions : il serait aussi désagréable de payer cette somme que passer deux ans en prison (mais la peine peut être aménagée) (Cons. const. 30 septembre 2016, n° 2016-572 QPC). En revanche, quand le quantum de l’amende administrative était égal à celui de l’amende correctionnelle (1,5 million), la sanction pénale ne parut pas « de même nature », puisqu’elle comprenait l’emprisonnement, ce qui permit le cumul de poursuites (Cons. const. 14 janv. 2016, n° 2015-513/514/526 QPC).

La situation légale traitée par la décision du 26 mars 2021 était moins complexe parce que, si l’article L. 450-8 du Code de commerce fulmine bien l’emprisonnement, cette donnée n’entrait pas dans les calculs parce que son article L. 464-2, § V ne menace que les « entreprises », c’est-à-dire les personnes morales qui ne risquent pas l’emprisonnement : la comparaison doit donc être établie entre l’amende correctionnelle de 1 500 000 € qu’elles risquent (soit le quintuple de l’amende de 300 000 € prévue par l’article L. 450-8) et celle de 1% du chiffre d’affaires mondial inscrite dans l’article L. 464-2. Le Conseil affirme, sans s’écarter de sa jurisprudence, que les sanctions ne sont pas de « nature différente » et que donc le cumul des poursuites qui tendent à leur application est non conforme à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

En conséquence, le second alinéa de l’article L. 464-2, § V du Code de commerce est déclaré contraire à la Constitution (art. 1er).

Quelles sont les conséquences de cette décision ?

Le Conseil règle en partie les effets de sa propre décision. Si une entreprise est poursuivie devant l’Autorité de la concurrence pour obstacle aux fonctions de ses agents alors qu’elle a déjà été poursuivie devant le tribunal correctionnel pour les mêmes faits, définitivement jugés ou non, cette autorité doit se dessaisir à la demande de l’entité mise en cause (§ 27). Bien que la décision du 26 mars 2021 ne le dise pas, il doit en être de même lorsque le tribunal correctionnel a été saisi après l’Autorité de la concurrence, puisque c’est l’article L. 464-2, § V qui est censuré alors que l’article L. 450-8 survit. Enfin, si ce tribunal a été saisi après que l’Autorité de la concurrence a rendu une décision de sanction définitive, il conviendrait qu’il déclare l’action publique éteinte : c’est en ce sens que la Cour de cassation avait jugé, après la décision du 15 mars 2015 et avant que la loi n° 2016-819 du 21 juin 2016 ne vienne combler la lacune créée dans le Code monétaire et financier (Cass. crim. 20 mai 2015, n° 13-83.489, Bull. crim., n° 117) ; mais la décision appliquée était plus précise et prévoyait expressément cette solution.

À compter de la publication de celle du 26 mars 2021, aucune nouvelle poursuite devant l’Autorité la concurrence ne pourra plus être engagée pour obstacle aux fonctions de ses agents. Dès lors, le législateur peut juger à propos de ne pas remplacer le texte abrogé. S’il le rétablit, il devra agencer ses dispositions de telle façon qu’aucune double poursuite ne soit engagée. C’est ce qu’avait fait la loi précitée du 21 juin 2016 en insérant, dans le Code monétaire et financier, un nouvel article L. 465-3-6 qui interdit soit au tribunal correctionnel soit à l’Autorité des marchés financiers d’engager des poursuites quand l’autre institution est saisie.