Par Valérie Boré Eveno – Maître de conférences à Nantes Université et Pascale Ricard – Chargée de recherche au CNRS – Aix-Marseille Université
Samedi 4 mars 2023, au siège de l’ONU à New York, la Présidente de la Conférence intergouvernementale (CIG) Rena Lee annonçait, sous les applaudissements des délégués, que le navire avait « atteint le rivage ». Un accord a été trouvé, après plus de quinze ans de discussions, sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine des zones situées au-delà des limites de la juridiction nationale (BBNJ). Cette problématique globale nécessite désormais une implication universelle pour être cohérente et efficace, lourd défi à relever pour ce nouveau traité qualifié d’« historique ».

Quels sont les espaces maritimes concernés par ce traité ? Comment sont-ils actuellement réglementés ?
Le nouveau traité concerne les espaces maritimes internationaux. Il s’agit principalement de la haute mer, c’est-à-dire des eaux situées au-delà des zones économiques exclusives des États qui peuvent s’étendre jusqu’à 200 milles nautiques des côtes (370 km). Couvrant presque la moitié de la surface de la terre, la haute mer est régie par le principe de liberté, qui concerne la navigation et le survol, la pêche, la pose de câbles sous-marins et pipelines, la recherche scientifique ou encore la création d’îles artificielles. Tout en consacrant ces libertés dans son article 87, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), adoptée en 1982, en précise également les limites : il s’agit en particulier de coopérer pour exploiter les ressources biologiques de manière durable et de protéger le milieu marin, sans porter atteinte aux droits et obligations des autres États. Ces obligations restent néanmoins très générales et trop peu mises en œuvre, le principe de liberté favorisant une approche « premier arrivé, premier servi » et les contrôles s’avérant difficiles et coûteux dans un espace si éloigné des côtes.

Il faut par ailleurs souligner que les grands fonds marins internationaux (la Zone), situés sous la haute mer et au-delà des plateaux continentaux étatiques, font également partie du champ d’application spatial du traité. Toutefois, à la différence de la haute mer, la Zone et ses ressources font partie du « patrimoine commun de l’humanité ». L’exploration et l’exploitation de ses minéraux sont réglementées par l’Autorité internationale des fonds marins, conformément à la Partie XI de la CNUDM, et sont donc exclues du nouvel accord. Mais les autres activités qui auront lieu dans cet espace y seront soumises. Le traité permet ainsi, dans une certaine mesure, d’assouplir la fragmentation des régimes et des espaces maritimes qui résulte de la CNUDM. Dans quel contexte ces négociations se sont-elles inscrites ? Pourquoi n’ont-elles pas pu aboutir en août dernier ?

Les États, au sein de l’Assemblée générale de l’ONU, ont commencé à s’interroger sur la nécessité de compléter les dispositions de la CNUDM dès le début des années 2000, dans un contexte où l’érosion massive de la biodiversité était déjà dénoncée. L’insuffisante protection de la biodiversité en haute mer et dans la Zone est-elle uniquement le résultat d’une mise en œuvre insuffisante de leurs obligations ou bien le fruit de « lacunes » pouvant être comblées par le droit international ? Un Groupe de travail informel, créé en 2004 pour réfléchir aux différentes options à disposition des États, a rendu ses conclusions en 2015 en appelant à l’adoption d’un accord de mise en œuvre de la CNUDM. L’Assemblée générale a donc convoqué un Comité préparatoire, qui s’est réuni entre 2016 et 2018 en vue de préparer la Conférence intergouvernementale, véritable instance de négociation formelle entre les États, qui devait se réunir à quatre reprises entre 2019 et 2021. Les choses se sont donc accélérées à partir du moment où l’idée d’adopter un « instrument international juridiquement contraignant » a été actée par l’Assemblée générale. La pandémie du coronavirus a néanmoins quelque peu retardé le processus et une session supplémentaire s’est finalement avérée nécessaire, la quatrième n’ayant pas permis d’atteindre le consensus.

Mais lors de la cinquième session qui s’est tenue en août 2022, de nombreux points cristallisaient encore des désaccords entre États, en particulier s’agissant du statut et des modalités d’exploitation des ressources génétiques marines (RGM), qui a constitué l’un des enjeux les plus épineux jusqu’à la fin des discussions. L’Accord, en effet, ne porte pas uniquement sur la conservation de la biodiversité, mais aussi sur son « utilisation durable ». Or, si le régime relatif à l’exploitation des ressources halieutiques est déjà bien établi, un vide juridique avait été constaté concernant les RGM, particulièrement prisées des industries pharmaceutiques, médicales ou cosmétiques. Le nouveau traité doit ainsi permettre d’encadrer l’accès à ces ressources (système de déclarations) et de faire en sorte que les bénéfices (monétaires et non monétaires) éventuellement tirés de leur exploitation soient partagés avec les pays en développement, qui devraient aussi bénéficier du renforcement des capacités et du transfert de technologies marines. Le fait que les États aient fini par s’entendre sur ce point est remarquable, car leurs positions initiales étaient radicalement opposées. Fin août, la présidente de la CIG avait pris l’initiative non pas de clôturer mais d’ajourner cette session, facilitant ainsi la reprise des discussions en février et leur succès final.

Quels sont les moyens prévus par ce nouveau traité afin de préserver la biodiversité ? Comment cette protection va-t-elle pouvoir s’articuler avec l’exploitation des fonds marins ?

Le traité se concentre sur deux outils particuliers : les aires marines protégées (AMP) et les études d’impact environnemental (EIE). Concernant les AMP, il met en place un mécanisme global qui permettra aux États de proposer, individuellement ou collectivement, leur désignation et de les rendre opposables à tous les États parties – en conformité d’ailleurs avec l’objectif 30×30 consacré en décembre lors de la COP15 sur la biodiversité. Le texte précise les détails relatifs au contenu des propositions, aux mesures de conservation associées ainsi qu’au suivi de leur mise en œuvre dans le cadre de la Conférence des Parties au traité. Les États sont invités à consulter et collaborer avec l’ensemble des parties prenantes concernées, y compris la société civile et les populations autochtones. Ensuite, le traité fixe les modalités de mise en œuvre de l’obligation de procéder à des EIE pour les activités qui prennent place dans les espaces maritimes internationaux ou qui sont susceptibles d’y causer des dommages. Des indications sont données quant au seuil à partir duquel leur réalisation est requise, l’obligation de les publier, leur contenu ou encore le processus de notification et de consultation des parties prenantes. L’État à l’initiative du projet doit tenir compte du résultat de l’évaluation, mais demeure in fine exclusivement compétent pour décider de sa réalisation, ce qui relativise quelque peu l’ambition de cet instrument.

En outre, le préambule rappelle que les États ont déjà, dans le cadre de la CNUDM, une obligation générale de protéger et préserver le milieu marin et qu’ils doivent être tenus responsables de toute violation de leurs obligations en la matière. Il fait également référence aux impacts des changements climatiques sur la biodiversité marine et permet d’interpréter l’accord de manière systémique, son objectif général étant d’œuvrer à limiter l’érosion de la biodiversité de ces espaces, dans l’intérêt des générations futures.

La question des ressources minérales de la Zone, que certains considèrent comme essentielles à la transition énergétique, est, elle aussi, au cœur de l’actualité. L’Autorité internationale des fonds marins devrait finaliser son code minier d’ici l’été, sous la pression de l’entreprise canadienne The Metal Company, patronnée par Nauru, qui a annoncé être prête à se lancer dans l’exploitation des nodules polymétalliques. De plus en plus d’ONG, d’États (dont la France, y compris par la voix de son Président) et même d’entreprises demandent à l’Autorité, dans ce contexte, d’adopter un moratoire ou une « pause de précaution » afin d’éviter les effets potentiellement dévastateurs d’une exploitation précipitée de ces ressources, ce qui pourrait d’ailleurs paraître en phase avec les objectifs de l’accord BBNJ. Ce dernier prévoit cependant de ne pas empiéter sur les différents régimes juridiques – globaux ou régionaux – existants, par souci de cohérence, d’efficacité mais aussi de sécurité juridique. L’articulation entre ces deux processus risque donc de ne pas être si évidente en pratique et une coordination sera nécessaire, notamment s’agissant de la mise en place des AMP ou des EIE.

Quoiqu’il en soit, le nouveau traité doit encore être formellement adopté, après une révision par le service juridique des Nations Unies, puis signé et ratifié par les États afin de pouvoir entrer en vigueur (en principe 120 jours après le dépôt du 60e instrument de ratification). Ses dispositions pourront ensuite être précisées par la Conférence des Parties et leur application dépendra surtout de la bonne volonté des États. Malgré toutes ces incertitudes, l’étape qui vient d’être franchie est décisive et constitue un nouveau point de départ pour la conservation de la biodiversité.