Par Guillaume Landry, chercheur au centre d’études juridiques Jean Bodin (Université d’Angers)
Dans un communiqué de presse du 30 août 2021 portant sur la situation en Afghanistan et le traitement des demandes d’asile de ses ressortissants, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) affirme que le pays « n’est à ce jour plus touché par une violence aveugle » suite à l’arrivée au pouvoir des Talibans et la défaite reconnue de l’armée nationale afghane. Le communiqué fait écho à une information interne du centre de recherche de la Cour qui annonçait la fin du conflit armé afghan et la fin de l’application de la protection subsidiaire au sens de l’article 15c) de la « directive Qualification » et L.512-1 3° du CESEDA.
Une telle annonce n’est pas anodine dans la mesure où les Afghans étaient principalement protégés en France en vertu de cette disposition qui concerne les « menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé ». Plus le niveau de violence armée est élevé, moins la personne doit démontrer en quoi elle y est individuellement exposée pour être protégée, conformément à la jurisprudence de la CJUE. Jusqu’en novembre 2020, tout civil afghan pouvait en principe et a minima prétendre à cette protection subsidiaire car la CNDA considérait que Kaboul était en proie à une violence d’une « haute intensité » et que la ville était le seul point d’entrée du pays. Cette jurisprudence fut renversée par une décision rendue en Grande formation concluant à une violence aveugle « non exceptionnelle » dans la capitale, selon la nouvelle terminologie consacrée, insuffisante pour considérer que toute personne était menacée du seul fait de sa présence. Certaines provinces, notamment celles dont des districts étaient déjà contrôlés par les talibans, restaient malgré tout en proie à un tel niveau de violence exceptionnelle (Nangarhār, Baghlān ou Kunduz).
Pourquoi l’annonce de la fin du conflit armé est-elle précipitée en droit humanitaire comme en droit d’asile ?
Déterminer la fin d’un conflit armé, et donc la fin de l’applicabilité du droit international humanitaire (DIH), est une question aussi épineuse, si ce n’est plus, que celle de son commencement. Une approche exclusivement attachée à la définition du conflit armé non international (CANI), qui repose essentiellement sur une durée et une intensité suffisantes des hostilités, ainsi qu’un certain degré d’organisation des forces armées, affirmerait qu’un conflit cesse dès lors qu’au moins l’un des éléments de cette définition n’est plus réuni. Si cela constitue a priori un exercice objectif, la fiabilité de ce test dépendra du niveau d’informations disponibles parfois difficile à obtenir en temps réel. De plus, une telle approche peut engendrer une alternance entre périodes d’applicabilité et de non-applicabilité du DIH dès lors que l’intensité des hostilités évolue au-delà ou en deçà des seuils requis (D. A. Lewis, G. Blum & N. K. Modirzadeh, pp. 97-99).
Mettant en garde contre une telle insécurité juridique, le TPIY a pu estimer que la fin d’un CANI devait découler d’une résolution pacifique de la situation. Il pourrait alors être pertinent d’identifier une absence de risque raisonnable de reprise des hostilités. Quoi qu’il en soit, même l’approche la plus objective possible qui acterait de la fin d’un conflit armé en cas de réduction suffisante des hostilités exigerait un certain degré de permanence pour conclure sereinement à une stabilisation de la situation (CICR, Commentaires de la CG I, § 492).
Les différentes approches ne sont donc pas fondamentalement contradictoires mais peuvent être parfois concurrentes en fonction des accents choisis par ceux qui en font usage. Il ne faut pas négliger l’impact de facteurs politiques et des intérêts poursuivis par les différents acteurs. Ainsi, certains préfèreront déclarer la fin d’une guerre le plus tôt possible dès les premières accalmies. D’autres, comme les juridictions internationales pénales, exigeront une résolution pacifique, ce qui peut repousser la date de fin du conflit afin d’asseoir leur compétence vis-à-vis des crimes de guerre sur une période plus étendue (Voir not. M. Milanovic, pp. 155-157). D’aucuns favoriseront donc une applicabilité du DIH le plus longtemps possible en espérant que les parties belligérantes s’y conforment. D’autres répondront que si cela permet l’applicabilité de normes protégeant certaines populations, le « mal nommé » droit humanitaire encadre l’usage de la violence armée sans l’interdire et s’éloigne parfois de l’idéal des droits humains (Voir notamment, F. Mégret, pp. 35-38).
Que dire de la situation actuelle en Afghanistan ? L’intensité des hostilités a effectivement baissé dans la mesure où les confrontations entre l’ex-gouvernement et les talibans ont cessé alors qu’elles constituaient la grande majorité des violences armées sur l’ensemble du territoire (EASO 2021, p. 107). On pourrait également estimer qu’une résurgence du conflit entre ces deux parties peut être raisonnablement écartée puisque l’ex-Président du pays semblait reconnaitre la victoire totale des talibans dès le 15 aout. Cela étant dit, la violence n’a pas cessé et d’autres groupes souhaitent poursuivre les hostilités, notamment le Front national de résistance (FNR) qui était présent dans la vallée du Panshir. De violents affrontements auraient eu lieu avant que les talibans revendiquent la prise de la province le 6 septembre et que le FNR affirme détenir certaines zones stratégiques. Des combats semblaient quoi qu’il en soit se poursuivre les jours suivants. De plus, de nombreux groupes armés s’affrontent depuis plusieurs années dans différentes provinces pour des intérêts qui n’ont pas disparus depuis le départ des troupes américaines, comme avait pu le noter la CNDA concernant Nangarhār.
Ainsi, le groupe « État islamique au Khorasan » (ISKP) est un adversaire des talibans. Ils se sont combattus régulièrement ces dernières années et l’ISKP a revendiqué l’attaque du 26 aout aux abords de l’aéroport de Kaboul et celles commises le 18 et 19 septembre contre des véhicules talibans dans la ville de Jalalabad. Pour certains il est encore trop tôt pour affirmer la fin d’une situation de conflit armé en Afghanistan et le Conseil de sécurité des Nations unies semble témoigner d’une plus grande prudence dans sa résolution 2593 du 30 aout 2021. En effet, il qualifie notamment les évènements de l’aéroport « d’attaques […] qui ont fait plus de 300 morts parmi les civils » et souligne plus loin que « toutes les parties doivent respecter les obligations que leur impose le droit international humanitaire ». Le Conseil adopte donc un champ lexical qui se prête plus aux situations de guerres alors qu’il avait, dans la résolution 2249, employé les termes « d’attentats » à propos d’actes terroristes commis en dehors de toute situation de conflit armé. Cette prudence du Conseil de Sécurité s’est d’ailleurs confirmée le 17 septembre à travers la résolution 2596 prolongeant la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (MANUA) dont l’une des priorités du mandat, qui reste inchangé, est la protection des droits humains et des enfants affectés par le conflit armé. Le seul constat clair qu’on peut en tirer est que la situation actuelle demeure très incertaine et volatile et qu’il est trop tôt pour conclure à la fin de la guerre.
Certes, en matière de protection subsidiaire, la CJUE a autonomisé la notion de conflit armé de celle issue du DIH. Toutefois, en renvoyant au langage courant, la Cour de Luxembourg autorise une définition plus large du conflit armé et souligne que c’est le degré de violence généralisée qui constitue le facteur central pour examiner les besoins de protection. La CJUE a récemment rappelé que son examen ne saurait reposer sur une approche uniquement quantitative basée sur le nombre de victimes. En affirmant quelques jours après la chute de Kaboul la fin de la violence aveugle, il parait difficile d’avoir une approche qualitative satisfaisante qui doit prendre en compte, notamment, le nombre de personnes déplacées, les violations des droits humains ou la capacité des autorités à protéger les civils. Autant de facteurs dont le niveau est actuellement alarmant en Afghanistan et qui, en plus d’être des conséquences du conflit armé, constituent des éléments qui ont généralement tendance à entretenir les situations de guerre.
Pourquoi cette annonce est-elle inutile en droit d’asile ?
Si le communiqué du 30 aout déclare désormais la fin de la guerre, il affirme que les demandes « sont désormais examinées systématiquement sous l’angle de la convention de Genève ». Cette dernière protège toute personne contre des persécutions liées à des motifs ethniques, religieux, nationaux, politiques ou sociaux.
Le communiqué ne présage cependant pas de l’issue de cet examen et il est trop tôt pour anticiper le futur taux de protection des Afghans en France. Cela étant dit, la vice-présidente de la CNDA ne voit pas comment ils pourraient ne pas être protégés compte tenu de l’évolution en Afghanistan. La prise du pouvoir par les talibans est déjà marquée par de nombreuses violations des droits humains et laisse présager des risques de persécutions.
Toutefois, le communiqué se limite à énoncer un examen « désormais » systématique du statut de réfugié : en cela il ne fait que rappeler un principe de droit bien établi. En effet, au-delà des conditions de fond à remplir pour satisfaire aux différentes formes de la protection subsidiaire, un prérequis est nécessaire : que la personne ne satisfasse pas les conditions de la qualité de réfugié. La protection découlant de l’article 15 de la « directive Qualification » s’applique de façon subsidiaire au statut de réfugié et c’est de ce principe qu’elle tient son nom.
Était-il donc utile d’affirmer aussi promptement la fin d’un conflit armé pour rappeler un tel principe ? En effet, si les Afghans sont donc d’autant plus susceptibles d’être protégés par la convention de 1951 désormais, il paraissait inutile de publier aussi précipitamment une position doctrinale relative à une disposition qui ne serait examinée que subsidiairement. On s’interroge d’autant plus sur ce besoin d’immédiateté alors que l’évolution récente semble au contraire avoir motivé le prolongement de plusieurs délibérés à la CNDA. N’y avait-il pas plus urgence à instruire pour juger plutôt que communiquer ?
Une jurisprudence rendue par voie de presse ?
Si la méthode du communiqué de presse est désormais loin d’être inédite pour les juridictions, elle vient généralement accompagner une décision pour l’expliciter, la commenter, voire l’interpréter. Le communiqué vient parfois rectifier une mauvaise réception par les médias. En somme, il doit accompagner la parole du juge et non s’y substituer. Dans le cas du communiqué du 30 aout de la CNDA, aucune décision juridictionnelle ne semble le précéder. D’aucuns craignent que le recours à la communication juridictionnelle banalise les juges en affaiblissant l’autorité de leur silence (J. Bonnet, P. Türk, p. 24). Ce risque est d’autant plus présent quand le silence n’est rompu que par de la communication. En effet, la validation de ce communiqué de presse par une décision de la Cour intervient un mois plus tard. Elle affirme également la fin du conflit armé tout en reconnaissant la permanence d’un niveau élevé de violence et d’insécurité justifiant l’octroi d’une autre forme de protection subsidiaire d’un Afghan, en raison de sa vulnérabilité et des risques de traitements inhumains et dégradants. La Cour affirme la fin de la guerre, mais pas de la violence alors que l’examen de son intensité n’est en principe pas distinct de celui du conflit armé en droit d’asile et le caractérise. Curieusement, elle utilise ainsi les critères de la protection subsidiaire destinée aux civils fuyant un conflit armé tout en rejetant l’existence d’un CANI en Afghanistan.
Au contraire, l’autorité administrative compétente en matière d’asile, l’Ofpra, semble plus discrète dans les médias sur le même sujet. Au-delà de l’annonce d’un traitement rapide des demandes des personnes récemment évacuées d’Afghanistan, l’Office n’a publié aucune ligne directrice concernant l’examen au fond de leur situation. Certaines informations et déclarations ont cependant été dévoilées plus récemment dans la presse, faisant état d’un « gel des décisions » dans les premières semaines suivant la chute de Kaboul avant de continuer d’accorder des protections subsidiaires. De manière générale, l’Ofpra ne divulgue pas sa doctrine interne contrairement à certains de ses homologues étrangers, comme le Home Office britannique. C’est donc une situation particulière à laquelle on assiste : une juridiction qui délivre une forme de « jurisprudence » uniquement par communiqué de presse et une autorité administrative qui classifie sa doctrine et ne dévoile aucun indice sur la façon dont elle traitera les futures demandes afghanes.