Par Hervé LANOUZIERE, Directeur de l’Institut National du Travail, de l’Emploi et de la Formation Professionnelle

La France vit une période de fortes chaleurs et ce type d’épisodes est appelé à se renouveler désormais de plus en plus souvent. Ces conditions climatiques difficiles peuvent compliquer l’exercice de certaines activités professionnelles, notamment en dégradant l’environnement de travail.

Quels problèmes de  droit du travail soulève la canicule ?

La canicule est un parfait exemple de ce qui participe aujourd’hui d’une expansion du champ de la santé au travail. Non seulement la partie IV du code du travail, relative à  la santé et la sécurité au travail, tend à s’appliquer à un nombre croissant de travailleurs – au-delà du rapport classique régi par un contrat de travail entre un employeur et un salarié – mais elle s’applique pour un nombre croissant de risques, dont certains présentent la caractéristique de ne pas être inhérents à l’activité de travail tout en exposant les travailleurs, durant cette activité et de manière incidente, à une nuisance extérieure. On peut parler de risques extrinsèques, qui sont liés à l’environnement de l’entreprise, et qui s’invitent et s’imposent à l’employeur sans qu’il en soit à l’origine mais que ce dernier est quand même tenu de prendre en compte dans le cadre de son obligation de sécurité parce qu’ils ont un impact sur la santé des travailleurs. Ainsi, l’exposition à la chaleur n’est pas inhérente à un travail de bureau mais elle devient un risque professionnel qui ne peut être ignoré par l’employeur quand la température du bureau est très élevée en raison d’une vague de chaleur. Le Covid-19 est un autre exemple de risque extrinsèque et l’augmentation des évènements d’origine environnementale multiplie aujourd’hui les occurrences de tels risques : expositions au radon, aux algues vertes, aux inondations, aux incendies, aux sols pollués, etc.

Le caractère extrinsèque du risque caniculaire percute la matrice avec laquelle on a l’habitude d’aborder les risques professionnels. Comment en effet combattre les risques à la source, c’est-à-dire agir sur les causes – principe posé à l’article L. 4121-2 du code du travail – lorsque la source ne dépend pas de l’employeur ?

Que prévoit le droit du travail s’agissant des conditions météorologiques difficiles ?

Très peu de choses justement et c’est là encore une illustration des évolutions à l’œuvre dans le champ de la santé au travail. Les risques professionnels qui sont aujourd’hui les plus problématiques sont paradoxalement ceux qui sont le moins encadrés sur le plan juridique et notamment réglementaire. Les RPS (risques psychosociaux) et les TMS (troubles musculosquelettiques) apparaissent comme des risques professionnels majeurs dans de nombreux plans gouvernementaux programmatiques mais ne donnent pourtant lieu à aucun décret particulier. C’est aussi le cas pour la canicule car il n’existe pas de chapitre dédié au travail à la chaleur dans le code du travail. On y trouve quelques dispositions générales, isolées et souvent anciennes, telles que l’obligation de procurer de l’eau potable et fraîche (art. R. 4225-2) ou de mettre à disposition au moins une boisson non alcoolisée lorsque les conditions de travail requièrent de se désaltérer fréquemment (art. R. 4225-3) ou encore des dispositions spécifiques à certaines activités, comme les travailleurs du BTP (art. R. 4534-143). D’autres articles peuvent encore être mobilisés alors qu’ils n’ont pas pour objet les températures élevées, telles que les dispositions relatives à l’aération-assainissement des locaux de travail à pollution spécifique, prévoyant des débits de ventilation prenant en compte, entre autres critères, la quantité de chaleur à évacuer (art. R. 4222-11).

Cette absence de texte n’est pas forcément gênante. Elle est conforme au renoncement des pouvoirs publics à tout réglementer, parfois sous pression de la demande sociale et dans une approche « solutionniste », pour gérer des risques complexes et multifactoriels qui se prêtent peu à des réponses binaires associant à des présupposés factuels des impératifs juridiques figés, par exemple des seuils, dont on connaît les limites en prévention.

Dès lors, la planche de salut pour l’employeur, réside dans le recours aux principes généraux de prévention (PGP) énoncés aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail. Tout l’enjeu étant d’appliquer les neuf PGP au cas particulier du risque caniculaire. C’est une démarche réflexive qui évite de s’en tenir à des réponses mécaniques intuitives mais parfois contreproductives. Rien ne dit par exemple que le télétravail soit une bonne solution car de nombreuses personnes durant l’épisode caniculaire ont préféré travailler dans des bureaux professionnels, même mal ventilés, que dans un domicile surchauffé et dépourvu de climatisation. La démarche induite par les PGP oblige l’employeur à s’interroger sur ce sur quoi il a pris et est pertinent dans son cas particulier. Ainsi, en quoi consiste la mise en œuvre du principe d’adaptation du travail à l’homme dans le cas de la canicule ? Quelles sont les mesures d’ordre techniques et organisationnelles adaptées à cette circonstance ?

En résumé, l’absence d’un texte particulier régissant « le risque chaleur » place l’employeur dans une situation nouvelle. Si son obligation n’est plus de résultat, elle n’est plus non plus seulement de moyens – en tout cas de moyens prescrits – car, au lieu de mettre en œuvre des obligations particulières, il doit faire preuve de proactivité, voire d’imagination. C’est une logique d’objectifs à atteindre qui donne la priorité aux mesures dites appropriées, quelles qu’elles soient : aménagement des horaires, pauses plus fréquentes ou plus longues, identification des bureaux les moins exposés ou les mieux ventilés, modifications des plats proposés à la restauration, passages renforcés dans les locaux de travail pour constater les difficultés et apporter des réponses adaptées. Il n’existe pas de solution universelle, les actions à conduire différant selon que l’on travaille sur un chantier, dans la cuisine d’un restaurant, une exploitation agricole ou un bureau et le ressenti de la chaleur dépendant de nombreux de paramètres, y compris individuels. Une même température acceptable dans un bureau peut devenir problématique dans un espace confiné, humide, en cas d’efforts physiques soutenus ou pour une femme enceinte, etc. Cette façon d’aborder les choses est conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation qui vérifie désormais systématiquement que l’employeur a pris « toutes les mesures » découlant de l’application des PGP.

Quelles sont les évolutions juridiques nécessaires dans ce domaine ?

Il n’est pas certain, au vu de ce qui précède, qu’il faille faire évoluer le droit. Les 9 PGP sont conçus pour accueillir tout type de risque et en particulier tout nouveau risque pour lequel une réglementation hâtive n’est pas synonyme d’efficacité. La mise en œuvre opérationnelle de ces principes peut passer en pratique par le droit souple comme on l’a vu lors du Covid où ce sont les branches professionnelles qui, sur la base des connaissances disponibles, ont élaboré des solutions inédites assises sur les PGP. Ce ne sont donc pas tant les textes qui ont vocation à évoluer que la lecture faite de ceux qui existent afin de mieux les appliquer. Un juge s’étant approprié la portée pratique des PGP pourrait par exemple avoir un niveau d’exigence accru à l’égard de l’employeur en vérifiant qu’il en a fait une bonne application pour s’adapter à la situation.

Face à la canicule, a-t-il su donner des instructions appropriées aux travailleurs, tel que le suggère le 9ème PGP ? A-t-il fait preuve de la diligence suffisante en s’enquérant des mesures de prévention pertinentes auprès de son service de santé au travail (SST) puisque celui-ci, depuis la loi du 2 aout 2021, est devenu service de prévention et de santé au travail (SPST) ? On ne demande pas en effet à l’employeur d’être omniscient mais on peut légitimement attendre de lui qu’il utilise l’écosystème mis à sa disposition pour l’appuyer dans son obligation de prévention. C’est une forme de proactivité dont l’absence peut constituer indirectement une violation de l’obligation de sécurité. En conséquence, une des responsabilités de l’employeur est de solliciter la médecine du travail sur les risques liés à son activité en cas de forte chaleur et sur les aménagements pertinents qu’il lui conseille pour protéger les travailleurs. Ce ne sont donc pas les textes qui doivent évoluer mais la lecture des exigences méthodologiques qu’ils induisent d’ores et déjà. En tout état de cause, le risque caniculaire est désormais prévisible et doit à ce titre figurer dans le document unique d’évaluation des risques. Son caractère aléatoire peut en revanche être géré sous la forme d’un plan de continuité, à l’instar de ce qui existe désormais dans de nombreuses entreprises en cas d’épidémie, de manière à pouvoir réagir rapidement quand survient un épisode caniculaire.  Pour élaborer un tel plan, les recommandations qui figurent sur le site du  ministère du travail ainsi que celles du  ministère de l’économie constituent un bon fil conducteur, notamment en cas d’alerte rouge lancée par Météo France.