La toute nouvelle Cour de réexamen des décisions civiles a rendu ses deux premières décisions le 16 février 2018, dans les célèbres affaires Mennesson et Bouvet. Décryptage avec Antoine Gouëzel, Professeur de droit privé à l’Université de Rennes 1.

« On peut désormais faire rejuger une affaire ayant pourtant donné lieu à un jugement définitif »

Dans quel contexte interviennent ces deux décisions ?

Ces décisions marquent une nouvelle étape dans la saga des enfants nés à l’étranger d’une gestation pour autrui.

On sait que le droit français interdit depuis fort longtemps ce type de convention car elle est vue à la fois comme une exploitation inacceptable de la femme et comme une réification de l’enfant. Ainsi, l’article 16-7 du code civil dispose que « Toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle ».

Face à cet interdit, certains couples font le choix de se rendre dans un pays étranger (États-Unis, Ukraine, Inde…) où la gestation pour autrui est admise afin d’y recourir. Ils reviennent ensuite en France avec l’enfant, ce qui pose la question de sa filiation.

La jurisprudence a connu une longue évolution sur ce point. Initialement, les tribunaux s’opposaient à tout établissement de la filiation, en considérant qu’il y avait là une fraude à la loi française et que la gestation pour autrui violait les principes fondamentaux de notre système juridique. C’est la solution qui a été retenue à l’encontre des époux Mennesson en 2011, et de Monsieur Bouvet en 2013. Cependant, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour cette position en 2014, notamment dans l’affaire Mennesson, puis à nouveau par la suite dans l’affaire Bouvet : elle a estimé que le refus de reconnaissance de la filiation paternelle, dès lors qu’elle correspond à la réalité biologique, viole le droit au respect de la vie privée de l’enfant et est contraire à son intérêt supérieur. La Cour de cassation s’est rapidement inclinée en opérant un revirement de jurisprudence dès 2015.

Pour toutes les affaires soumises aux tribunaux depuis cette date, la solution est donc désormais bien établie. Mais une difficulté demeurait pour les litiges définitivement tranchés par les juges français avant le revirement de 2015, et c’est précisément sur ce point que les décisions rendues par la Cour de réexamen des décisions civiles le 16 février dernier se prononcent.

En quoi consiste la procédure de réexamen ?

La difficulté vient de ce que, lorsque la Cour européenne des droits de l’homme conclut à la violation d’un droit fondamental, elle peut seulement condamner l’État à verser au demandeur une « satisfaction équitable », c’est-à-dire une somme d’argent, mais la décision de justice nationale n’est pas elle-même remise en cause. Or dans certains cas, cette indemnisation est insatisfaisante : ce que veulent les époux Mennesson comme Monsieur Bouvet, c’est que le lien de filiation soit établi.

Mais s’ils intentent une nouvelle action devant les tribunaux français, ils se heurtent à l’autorité de la chose jugée – c’est ce qui s’est passé pour les époux Mennesson en 2017 : une fois qu’une affaire a été définitivement tranchée, il n’est plus possible de la présenter devant les tribunaux. La règle est pleinement légitime et de bon sens : il est nécessaire que les litiges prennent fin ; les parties ne doivent pas pouvoir discuter à nouveau ce qui a déjà été jugé… mais elle se révèle problématique après une condamnation par la Cour européenne.

Conscient du caractère insatisfaisant de cette situation, le Parlement a créé, par une loi du 18 novembre 2016, une procédure de réexamen des décisions de justice en matière civile : on peut désormais faire rejuger une affaire ayant pourtant donné lieu à un jugement définitif, dès lors que par la suite la France a été condamnée pour cette décision par la Cour européenne. Le dispositif est soigneusement encadré : sont concernées les seules décisions relatives à l’état des personnes (sexe, nom de famille, mariage, filiation…) ; la violation des droits de l’homme constatée doit entraîner, « par sa nature et sa gravité », des conséquences dommageables auxquelles la satisfaction équitable accordée par la Cour ne pourrait mettre un terme ; le recours doit être formé dans le délai d’un an. On le voit, la procédure est exactement calibrée pour les affaires ici abordées, à tel point que l’on a pu parler d’« amendement Mennesson ».

Par suite, les décisions de la Cour de réexamen – composée de treize magistrats de la Cour de cassation – ne sont pas surprenantes : constatant que toutes les conditions posées par le texte sont réunies, les juges font droit à la demande des parties et ordonnent le réexamen des deux affaires.

Quelle peut être la suite de ces décisions ?

Ces décisions ne mettent pas fin aux affaires en cause ; au contraire, elles leur permettent de continuer ! En effet, la Cour de réexamen ne tranche pas le litige : elle ordonne qu’il soit à nouveau examiné par une juridiction, en l’occurrence par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation. C’est donc cette formation, éminemment solennelle, qui devra se prononcer sur la filiation des enfants Mennesson et Bouvet. Au regard des décisions les plus récentes, que devraient décider les hauts magistrats ?

S’agissant de la filiation paternelle, il n’y aura aucune difficulté : dès lors qu’elle correspond à la vérité biologique, ce dont aucun élément ne permet de douter, elle pourra être transcrite. La jurisprudence est aujourd’hui bien établie en ce sens, conformément aux injonctions de la Cour européenne des droits de l’homme.

Quant à la filiation maternelle, la situation est plus nuancée. La transcription de l’acte de naissance qui désigne la mère d’intention comme mère – ce qui est le cas dans l’affaire Mennesson – est aujourd’hui refusée car, sur ce point, l’acte ne correspond pas à la réalité. En droit français en effet, la mère est la femme qui accouche, donc la mère porteuse. Cependant, la Cour de cassation a admis dans un important et controversé arrêt du 5 juillet 2017 (décrypté sur le Blog du Club des juristes) que le conjoint du père pouvait adopter l’enfant, le recours à la gestation pour autrui à l’étranger n’y faisant pas en lui-même obstacle.

Par Antoine Gouëzel