Par Anne Jacquemet-Gauché – Professeur de droit public – Université Clermont Auvergne
Entre les affres de la sélection via Parcoursup et les difficultés de recrutement des enseignants, une nouvelle préoccupation prend de l’ampleur : celle des heures de cours non effectuées du fait des enseignants absents, car non remplacés, et du préjudice qui en résulte pour les élèves. Les actions en justice se multiplient afin que ces derniers soient indemnisés. Décryptage de ce contentieux.

Qui est visé par le recours en responsabilité ?

Les actions ne sont pas tournées contre les enseignants. Sur le plan juridique, il faut rappeler que, contrairement aux autres fonctionnaires, les enseignants ne peuvent pas être mis en cause directement devant le juge administratif, mais bénéficient, en vertu de l’article L. 911-4 du Code de l’éducation, d’une garantie de substitution de la part de l’État : seul ce dernier peut être attrait devant les juridictions pour les fautes commises par un enseignant, et ce, à titre exceptionnel, devant le juge judiciaire. Cependant, tel n’est pas l’objet des recours actuels et la communication des requérants est claire à cet égard : les enseignants ne sont pas pris à partie à titre personnel pour leur (non-)enseignement, mais seul l’État l’est, en raison des lacunes dans l’organisation du remplacement des professeurs absents (pour des raisons de santé, de formation, d’exercice d’un mandat syndical ou encore de participation à des concours professionnels, par exemple). Partant, le juge administratif est saisi dans le cadre d’une action en responsabilité administrative.

Plus précisément, une faute de service est reprochée à l’État, pour une carence à assurer la continuité du service public de l’enseignement. À cet égard, il faut distinguer entre plusieurs cas de figure. Le remplacement dans le primaire fonctionne relativement bien dans l’ensemble, contrairement à ce qui se passe dans le secondaire, où les difficultés se concentrent, notamment en raison de la spécialisation des matières et des enseignants. En l’occurrence, l’organisation varie selon que les absences sont inférieures ou supérieures à 15 jours. Celles de courte durée sont gérées directement par le chef d’établissement, tandis que celles de longue durée relèvent de la compétence des recteurs. Jusqu’à présent, le juge administratif ne s’arrête cependant pas sur cette distinction et procède à une appréciation globale du nombre d’heures de cours obligatoires non assurées, sur une ou plusieurs années, et à un cumul (éventuel) d’absence dans plusieurs matières, peu importe les motifs. La responsabilité n’est néanmoins pas engagée dès la première heure. Elle ne l’a pas été pour 18 heures manquantes (v. TA Lille, 26 juin 2019, n° 1702109), mais semble l’être à partir de la privation d’une trentaine d’heures dans une matière, voire moins dans l’hypothèse d’un cumul dans plusieurs matières (et plusieurs affaires font mention de plus d’une centaine d’heures perdues par an). Il sera intéressant de voir, à l’avenir, à quelle hauteur sera fixé le seuil d’engagement de la responsabilité.

Pourquoi ces recours maintenant ?

Contrairement aux idées reçues, la question n’est pas tout à fait nouvelle. En 1988, par exemple, le Conseil d’État a déjà engagé la responsabilité de l’État en retenant une faute liée à un manquement du ministère de l’Éducation nationale à ses obligations, en l’espèce celle « d’assurer l’enseignement de toutes les matières obligatoires inscrites aux programmes d’enseignement tels qu’ils sont définis par les dispositions législatives et réglementaires en vigueur selon les horaires réglementairement prescrits » Les tribunaux administratifs ont été de plus en plus saisis à partir des années 2000 (v. par ex. TA Versailles, 3 novembre 2003, M. K. c/ Recteur de l’académie de Versailles, n° 0104490 ; TA Clermont-Ferrand, 14 juin 2006, Charasse, n° 0500025). Cependant, le nombre de recours augmente depuis le milieu des années 2010 et devrait encore croître de manière exponentielle dans les prochains mois. Corrélativement, ils sont portés à la connaissance du grand public. Cette situation s’explique a priori par la conjonction de deux phénomènes.

D’une part, les défaillances dans l’organisation des remplacements sont liées à la pénurie de personnel à même d’effectuer ces missions. La diminution progressive et massive du nombre de professeurs remplaçants titulaires pour des raisons budgétaires conduit à ce que des agents contractuels soient plutôt recrutés pour exercer ce genre de missions, mais ils demeurent en nombre insuffisant et même cette option engendre un coût élevé pour les finances publiques. La situation est connue, a fait l’objet notamment d’un rapport de la Cour des comptes en 2021 et l’actuel ministre de l’Éducation nationale avançait lui-même, en décembre 2022, le chiffre pêle-mêle de 15 millions d’heures de cours par an perdues du fait des professeurs absents. La faible attractivité actuelle du métier d’enseignant et les difficultés rencontrées pour pourvoir aujourd’hui les postes de titulaires laissent à supposer que le phénomène ira en s’amplifiant. N’étant plus simplement conjoncturel, le non-remplacement devient désormais d’ordre structurel et endémique.

D’autre part, la mobilisation des parents d’élèves et leur regroupement en association augmentent mécaniquement le nombre de recours déposés. En particulier, un collectif particulièrement actif a développé une communication redoutable, si ce n’est tapageuse, mais particulièrement efficace, peut-on imaginer, pour les autres parents placés dans une même situation et qui n’auraient pas osé intenter une action en justice de prime abord. Leur site Internet souligne notamment l’inexistence de tout risque quant à l’issue de la procédure, indique le montant de l’indemnisation escomptée et le fait qu’aucune avance de frais n’est à engager (grâce à un accord avec des sociétés de financement et cabinets d’avocats en pointe sur le sujet).

Quelles chances de succès et quelles conséquences ?

L’appréciation du résultat de ces recours appelle une réponse en demi-teinte.

D’un côté, sur le terrain indemnitaire, le succès est évident, étant précisé que le juge administratif ne détient pas le pouvoir d’enjoindre à l’État de procéder au remplacement immédiat de l’enseignant absent, mais ne peut qu’octroyer une indemnisation à la victime. Du moment que le non-remplacement est attesté et engendre une perte significative d’heures de cours (d’où aussi l’importance de leur recensement, sur l’année, effectué par le collectif précité), la faute est établie. Et bien que le juge administratif apprécie les diligences accomplies ou non par les recteurs pour proposer une solution (v. par ex. TA Montreuil, 13 octobre 2020, n° 2003767), l’Etat – à travers le Recteur – ne peut nullement invoquer un manque de moyens (financier ou humain) pour être exonéré de sa responsabilité, à telle enseigne que l’on peut se demander si l’on ne se rapprocherait pas d’une obligation de résultat en la matière.

Le préjudice des élèves résulte généralement de l’absence des enseignements et, conséquemment, d’une baisse de leur niveau scolaire et/ou de la perte de chance qui s’ensuit d’avoir accès à certaines formations sélectives. L’indemnisation peut englober un préjudice moral (évalué par ex. à 150 euros en 2006, v. TA Clermont-Ferrand, préc.) ainsi qu’une part variable, selon le nombre d’heures de cours non assurées (symboliquement, et par ex., 1 euro par heure en 2017, v. TA Cergy-Pontoise, 21 juillet 2017, M. et Mme Bollérot, n° 1508790 ; pour une estimation proche : TA Besançon, 23 février 2021, n° 2000557). Il peut aussi inclure la prise en charge de cours particuliers donnés à l’élève par ailleurs, pour suppléer les lacunes des enseignements normalement délivrés dans le cadre scolaire (TA Nantes, 10 octobre 2019, n° 1608500).

D’un autre côté, cette solution peut faire l’objet d’une double critique. Elle conduit à une approche purement comptable de l’enseignement et l’on peut déjà demeurer sceptique quant au fait de réduire l’heure de cours à quelques euros ou dizaines d’euros, d’autant que, d’un point de vue économique et d’analyse économique du droit, à ce jour, le montant des condamnations est trop faible pour constituer une réelle contrainte pour les pouvoirs publics. Pour le dire plus clairement, il est plus simple pour l’État d’être condamné à indemniser un préjudice que d’agir à la source du préjudice, soit en créant les conditions pour renforcer l’attractivité du métier, soit en réduisant le nombre d’absences pour motifs institutionnels (formation, participation à des jurys d’examen et concours, décharge syndicale notamment).

C’est pourtant là l’objectif premier des familles : faire en sorte que les cours soient dispensés. Dans une certaine mesure et de manière indirecte, elles obtiennent gain de cause. Il n’est pas impossible que, en pratique, les rectorats affectent les quelques enseignants disponibles pour assurer les remplacements en priorité là où les parents d’élèves ont montré des velléités de contentieux, voire ont déposé un recours. Cependant, ces arrangements ponctuels ne réussissent pas à masquer les dysfonctionnements constatés et l’impasse dans laquelle se trouvent dans l’immédiat les pouvoirs publics. Depuis plus de 15 ans, le problème est connu au ministère de l’Éducation nationale. Les solutions avancées dans diverses circulaires à cet effet (d’une ambition moindre), par les ministres successifs, n’ont jamais permis d’endiguer la pénurie, au contraire, et l’on peut déjà douter de l’effectivité et du succès des mesures annoncées à la suite des récentes déclarations du président de la République sur le sujet.

Tout au plus peut-on regretter que le contentieux indemnitaire soit une nouvelle fois détourné de ses fins premières et qu’il faille que des citoyens se mobilisent, saisissent la justice et les médias, pour qu’un intérêt soit porté par l’opinion publique aux conditions d’instruction de la jeunesse et que soit améliorée la politique gouvernementale en la matière.

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