Par Carole HARDOUIN-LE GOFF, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, Responsable du Master « Droit-Protection de l’enfance » et du Diplôme universitaire « Justice pénale des mineurs » de l’Université Paris Panthéon Assas

En France, la revendication du terme « féminicide » est forte. Nombre d’associations dénoncent ces meurtres de femmes qui semblent liés par la similitude du contexte dans lequel ils sont perpétrés. Récemment, un homme a tué sa femme en Savoie, un autre a fui vers l’Algérie après avoir été condamné à une peine de réclusion pour avoir tué sa seconde épouse alors qu’il avait déjà assassiné sa première femme. En 2022, selon le ministère de l’Intérieur, 118 femmes auraient été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint, chiffre qui semble, hélas, stagner depuis plusieurs années, en dépit des politiques menées par le gouvernement pour tenter de vaincre ce fléau.

Le féminicide est-il une notion juridique ?

La question de l’entrée du terme « féminicide » dans le Code pénal est l’objet de débats récurrents depuis quelques années. A tel point qu’elle a donné lieu en 2020 à une mission parlementaire et à un rapport de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de l’Assemblée nationale « sur la reconnaissance du terme de féminicide ». Le terme est régulièrement employé dans les médias et désormais, dans le langage courant. Il a d’ailleurs sa définition dans le dictionnaire. Le féminicide a été « théorisé » au début des années 90 par les sociologues Jill Radford et Diane Russell. Toutefois, un terme sociologiquement répandu doit-il être juridiquement consacré ? L’intégration du terme « féminicide » dans le Code pénal serait-elle, en outre, pure question de forme ou toucherait-elle le fond du droit pénal ? Les milieux associatifs font d’une telle intégration un véritable combat. A côté de cela, d’aucuns estiment que le terme « féminicide » fait trop écho au « féminisme » et suggèrent l’emploi du mot uxoricide (du latin uxor qui signifie « épouse »).

Le débat est d’autant plus vif que la reconnaissance de ce lugubre phénomène que sont les féminicides passe inéluctablement, chez certains, par son intégration dans le Code pénal. Alors, le droit pénal doit-il répondre à cette exhortation pour revêtir ici ne serait-ce qu’une fonction expressive, symbolique, pédagogique et historique ? Une disposition pénale peut-elle être dénuée de réelle normativité ? Ou, au contraire, la norme pénale n’est-elle qu’à destination de juristes avertis qui savent, qu’en dépit de l’absence du terme, le féminicide est bien incriminé en droit positif ? Si l’on accède à ces vocations du droit pénal, alors oui, l’on peut a priori estimer qu’il convient d’intégrer le terme « féminicide » dans le Code pénal.

Le féminicide possède-t-il un « équivalent » en droit pénal ?

Sur le fond, que l’on se rassure, le Code pénal comporte bien évidemment un arsenal de répression du féminicide, faisant encourir jusqu’à la plus lourde des peines criminelles, à savoir la réclusion criminelle à perpétuité. Certes, techniquement, le droit pénal français ne fait pas du féminicide une infraction autonome. Il s’agit, du point de vue de la qualification pénale des faits, d’un meurtre … mais d’un meurtre aggravé parce que commis en raison du sexe de la victime sinon parce que commis par son conjoint, concubin, partenaire pacsé (y compris lorsqu’ils ne cohabitent pas) ou par un ex-conjoint, ex-concubin ou ex-partenaire pacsé si le meurtre est réalisé en raison des relations ayant existé entre l’auteur des faits et la victime (Articles 132-77, 132-80 et 221-4 du Code pénal). De la sorte, le droit positif cultive une neutralité qui l’a conduit par ailleurs à ne plus utiliser les termes d’infanticide ou de parricide, en respect d’une universalité voulue de l’application de la norme pénale et d’une égalité de traitement de tous les citoyens – hommes ou femmes – devant la loi pénale. Partant, certains avanceront raisonnablement qu’il n’est pas utile d’obérer davantage le Code pénal qui a les outils requis pour réprimer ces crimes atroces commis à l’encontre des femmes. Et d’ajouter que faire autrement serait une sorte d’instrumentalisation du Code pénal à des fins politiques ou militantes.

Quels seraient les enjeux et les obstacles à la reconnaissance juridique du féminicide ?

A contre-courant de bon nombre de juristes, l’on peut toutefois chercher des arguments pour l’inscription du terme « féminicide » dans le Code pénal, ce qui reviendrait à faire du féminicide un crime autonome.

Le premier intérêt serait de rendre juridiquement visible une triste réalité qui, malgré les efforts gouvernementaux, ne régresse pas quantitativement. Le second serait de retenir a priori une qualification pénale plus idoine supposant de rompre avec la technique jusque-là utilisée des circonstances aggravantes. Reste que, paradoxalement, l’on peut craindre une répression moindre des féminicides car en cas de preuves insuffisantes ou si l’élément intentionnel requis chez l’auteur n’est pas précisément rapporté, alors ce n’est pas une circonstance aggravante qui tombera (en laissant toutefois indemne la qualification de meurtre) mais la qualification tout entière de féminicide, ce qui pourrait conduire à une impunité des plus choquante.

Aussi, le texte d’incrimination du féminicide ne serait guère facile à rédiger. Déjà parce qu’il n’y a pas une définition unanime du féminicide. Certains le définissent comme le meurtre d’une femme, d’autres comme le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme, d’autres encore comme le meurtre d’une femme comme expression d’une domination masculine et patriarcale et d’autres enfin comme le meurtre d’une femme par le partenaire intime ou ex-partenaire intime (et l’on comprend à cet égard l’abandon de l’expression « crime passionnel »). Juridiquement, l’incrimination autonome du féminicide supposerait donc de renoncer au principe de l’indifférence des mobiles en droit pénal pour faire précisément du mobile un dol

spécial dans l’incrimination. L’on pourrait s’inspirer de législations pénales étrangères qui connaissent l’incrimination du féminicide, essentiellement en Amérique du sud, mais criminologiquement le modèle n’est pas opportun, s’agissant entre autres là-bas de crimes de masse à l’encontre des femmes. Enfin, il faudrait compter avec le risque d’inconstitutionnalité eu égard au principe d’égalité des justiciables, tant hommes que femmes, devant la loi pénale.

Reste peut-être une voie possible pour légitimer l’introduction d’un meurtre spécial que serait le féminicide en droit positif. Il s’agirait de prendre en considération le contexte particulier et latent qui fait du meurtre de la femme l’étape ultime d’un processus qu’il convient d’appeler « contrôle coercitif ». Récemment, l’on a évoqué l’incrimination du contrôle coercitif dans le Code pénal, à titre autonome, comme infraction de mise en danger (ce même blog, « L’incrimination du contrôle coercitif, futur outil de lutte contre les violences conjugales »). Si ce contrôle coercitif mène à un résultat tragique qu’est la mort de la victime, alors la qualification juridique pourrait être celle de « féminicide », lequel se définirait comme le fait de donner volontairement la mort à quiconque a préalablement enduré de la part de l’auteur un contrôle coercitif. Le féminicide s’inscrirait alors dans le Code pénal comme un meurtre spécial venant achever un continuum des violences (morales, physiques ou économiques…). Tous les meurtres de femmes ne seraient donc pas des féminicides et les hommes pourraient, en somme, être aussi victimes de… féminicides.