Par Jean-Pierre Camby – Professeur associé à l’Université de Versailles-Saint Quentin
Vendredi 4 novembre, le député RN Grégoire de Fournas a été sanctionné par une écrasante majorité des députés appelés à se prononcer par un vote assis-debout. Au terme de ce vote, il a ainsi été décidé d’exclure l’élu de Gironde pendant quinze jours de séance et de le priver de la moitié de son indemnité parlementaire pendant deux mois. Il s’agit là de la sanction la plus lourde prévue par le Règlement de l’Assemblée nationale.

Quelles sont les règles de discipline propres aux débats au sein des assemblées et quelle autorité  est en charge de les faire respecter ?

Il faut rappeler une différence fondamentale de régime disciplinaire et contentieux entre les propos tenus par un parlementaire dans l’exercice du mandat – ce qui couvre nécessairement les hémicycles comme en l’espèce – et les propos publics qui sont déliés de celui-ci (dans la presse ou sur un plateau télévisé par exemple), même si le parlementaire se prévaut de sa qualité. Seuls ces derniers peuvent donner lieu à poursuites devant le juge de droit commun (TGI Paris, 17e ch., 6 mars 1986 : Églises de scientologie c/ Vivien ; Cons. const., 7 novembre 1989, no 89-262 DC), ce qui permet par exemple au juge judiciaire de se prononcer, pour ne pas les condamner, sur les propos d’un élu « interrogé à chaud sur un sujet sensible » consistant à faire part de ses soupçons quant à des dérives sectaires liées à « l’enfermement d’enfants » (CA Versailles 24 juin 2010, no 561, Giesbert et Myard c/ Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah).

Plus récemment, le Garde des sceaux E. Dupond-Moretti avait ainsi averti, le député B. Lucas qui l’avait traité de « petite frappe » sur BFMTV : « Petit conseil d’ancien avocat, restez bien dans l’hémicycle, vous avez tous les droits. […] Mais si vous en sortez, ça me donne à moi le droit de déposer une plainte contre vous pour injure ».

En revanche les propos tenus par un parlementaire dans l’hémicycle sont couverts par une totale « irresponsabilité » au sens juridique du terme : ils ne peuvent donner lieu à poursuite ou à jugement, ce qui résulte de la lettre même de l’article 26 de la Constitution. Est ainsi garantie une totale liberté d’opinion à chaque parlementaire, qui détient un mandat représentatif. Ces prises de paroles ne peuvent donc relever que de la discipline interne des assemblées.

« Partout où des hommes sont réunis, il faut une loi pour protéger chacun d’eux contre les passions d’autrui et surtout contre ses propres passions. L’indépendance qui doit appartenir aux représentants du pays ne permet pas que cette loi ait une source étrangère : c’est pourquoi le règlement des assemblées politiques a été presque toujours le seul fondement du pouvoir disciplinaire placé dans la main du président » affirme Eugène Pierre sous la IIIème République (Traité de droit politique électoral et parlementaire, LIR, 1919, n° 455). L’auteur souligne que l’existence du rappel à l’ordre, qui s’applique aux troubles à la séance, remonte à 1789, tandis que la Constitution de 1791 prévoit la censure, et même la mise aux arrêts ou le prononcé de peines de prison, mais toujours décidées par des instances internes aux assemblées.

En fait, le prononcé de sanctions disciplinaires relève de la Présidence et de son pouvoir de police des débats. Ce droit disciplinaire relève donc par construction, des règlements des assemblées et son application seulement d’instances internes. En 2014, une réforme est ainsi intervenue à l’Assemblée nationale. Désormais, l’article 70 du règlement vise les comportements répréhensibles, mais chaque type de peine n’est plus affecté à un comportement précis.  La plus grave, la censure avec exclusion temporaire d’une durée de 15 jours, est prononcée par l’Assemblée « par assis et levé et sans débat, sur proposition du Bureau» (article 72, alinéa 5 du règlement).

Cette procédure disciplinaire s’est-elle appliquée à la sanction infligée à G. de Fournas ?

Tout à fait. Le 3 novembre 2022 Grégoire de Fournas interrompt une question sur un bateau en situation d’urgence transportant des migrants, posée par M. Carlos Martins Bilongo : « qu’il retourne en Afrique » phrase pouvant être entendue au singulier (visant le bateau transporteur, ou… son collègue) ou au pluriel (visant les migrants). Le compte rendu retient le singulier. Cette interruption crée un vif incident et conduit la Présidente à suspendre la séance de questions et à réunir, le 4 novembre, le Bureau de l’Assemblée, qui a entendu l’intéressé. C’est donc cette procédure qui s’est appliquée : le Bureau ayant décidé sur proposition de la Présidente, de retenir la censure avec exclusion temporaire, cette décision a été confirmée le même jour par un vote, les seuls députés du groupe Rassemblement national votant contre. Les réactions ont été particulièrement nourries, mettant en cause les propos, leur objet, la liberté d’expression ou le racisme.

Si le prononcé de sanctions n’est pas inédit sous la Vème République, allant jusqu’à la censure  (débats Assemblée Nationale 2 février 1984 à propos de mises en cause du passé de résistant de F. Mitterrand),  une telle décision d’exclusion pendant 15 jours ne connaît qu’un précédent : le 23 mars 2011, Maxime Gremetz avait subi la même sanction pour avoir violemment interrompu une  réunion sur la sécurité nucléaire au lendemain de la catastrophe de Fukushima. L’intéressé avait tenté sans succès de porter l’affaire devant le juge administratif comme devant le juge judiciaire, lequel s’est pourtant reconnu compétent avant de déclarer la requête infondée (TGI de Paris 21 septembre 2011) .

Cet exemple témoigne de la tentation désormais apparente du juge judiciaire à vouloir entrer dans la vie parlementaire, sans considérer qu’elle relève de la souveraineté. En dépit de la lettre même de l’article 26 de la Constitution, le juge pénal a ainsi par exemple tenté d’effectuer un distinguo entre les commissions d’enquête et les missions d’information au regard de l’irresponsabilité d’actes relevant pourtant indiscutablement les uns comme les autres de l’exercice du mandat (Voir Note P Avril , JP Camby , JE Schoettl).

En revanche  le juge administratif refuse toujours de se reconnaitre compétent pour « connaître des litiges relatifs aux sanctions infligées par les organes d’une assemblée parlementaire aux membres de celle-ci, lesquelles sont des actes parlementaires et non des décisions administratives ».

Cette réserve du juge est justifiée par la nature même d’une sanction disciplinaire, qui, comme celles qui portent sur le défaut d’assiduité ou sur les manquements à la déontologie et à la transparence , est inhérente à l’exercice même du mandat parlementaire.

Outre cette sanction prononcée par l’Assemblée Nationale, le député pourrait-il être poursuivi en justice pour ces propos ?

Indépendamment du point de savoir si les propos pourraient tomber sous le coup d’une incrimination pénale et constitueraient un délit, je ne le pense pas pour plusieurs raisons.  La principale est constitutionnelle. C’est toujours la même distinction qui s’applique : ces propos relèvent de l’exercice du mandat et sont donc couverts par l’irresponsabilité qui s’applique aux « opinions » émises dans un hémicycle. Celle-ci est absolue, quelle que soit la teneur des propos tenus. C’est précisément cette distinction qui fonde l’existence d’un droit disciplinaire interne. Pour être disciplinaire, ce système de sanction ne quitte pas la sphère politique, ce dont témoignent les cas récents du rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal du député qui avait considéré que Bruno Le Maire était un « lâche », ou encore les sanctions contre un député qualifiant Pap N’Diaye de « communautariste » ou une députée qualifiant le RN de parti xénophobe. Si de tels propos parlementaires pouvaient aussi relever d’un juge de droit commun, alors la règle non bis in idem , qui fait obstacle à ce que le  même fait soit puni deux fois serait méconnue. La sanction parlementaire doit être exclusive de toute saisine du juge . A défaut, celui-ci pourrait désavouer l’Assemblée. C’est donc la séparation des pouvoirs qui justifie l’incompétence du juge : les règles disciplinaires à l’Assemblée nationale comme au Sénat découlent de la nature des fonctions de parlementaires (Voir sur ce point les Conclusions de B. Rohmer).

Enfin , le jugement politique ou éthique de tels propos, même au regard de leur absence d’humanité ou de compassion, n’entraine pas nécessairement  un jugement juridique. Même des abus manifestes sont admis au nom de la liberté de communication, dès lors qu’une loi ne les empêche pas explicitement. Au final, c’est la liberté d’opinion d’un député qui est en cause et le vote parlementaire sanctionne les propos de G. de Fournas bien plus qu’un trouble au fonctionnement de l’Assemblée, qualification qui n’est pas adaptée aux faits en cause puisque c’est le fond  des propos qui choque plus que la manière dont ils sont exprimés.

On peut relever que la CEDH, qui a déjà accepté de statuer sur les sanctions parlementaires (Karacsony c/ Hongrie),  retient désormais une conception très extensive de la liberté d’opinion et très restreinte de ses abus. On ne peut à cet égard que rappeler, pour critiquable qu’elle soit, l’attitude récente de la CEDH en matière de délit d’opinion, qui sanctionne la France pour avoir condamné M. Rouillan qui a mis en avant publiquement le « courage » des terroristes lors des attentats du 13 novembre 2015 (Voir Note JP Camby) ou une femen pour s’être dévêtue dans l’église de la Madeleine et avoir mis en scène « l’ avortement de Jésus ».

Mais jusqu’ici, la compétence disciplinaire exclusive des instances parlementaires provient du caractère exclusif du mandat,  et de la liberté d’opinion qu’il induit, sous réserve de ne pas constituer un abus. Les sanctions sont des décisions internes, injusticiables, seules adaptées, dans leur principe, à l’exercice d’un mandat politique relevant de la souveraineté nationale.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]