Par J.P. Camby – Professeur associé Université de Paris Saclay – UVSQ
Depuis lundi 10 octobre, l’Assemblée Nationale examine le projet de loi de finances (PLF) ainsi que le projet de loi de programmation des finances publiques (LPFP). Alors que la semaine dernière, ce dernier a été rejeté par la commission des finances de l’Assemblée nationale et que dans la nuit de mardi 11 octobre, son premier examen devant l’Assemblée nationale a été très mouvementé, rendant hypothétique son adoption lors du vote solennel prévu le 25 octobre, le gouvernement ne choisira probablement pas de recourir à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution pour obtenir son adoption. Explications de l’enjeu de l’examen des différents textes budgétaires.
L’adoption d’une Loi de finances annuelle est-elle obligatoire ?
Oui, tout à fait. L’exigence du vote d’une loi de finances « de l’année », c’est-à-dire autorisant recettes et dépenses pour l’année n+1 est vieille … comme les lois de finances elles-mêmes. L’annualité budgétaire est ainsi née en même temps que le régime parlementaire : en France, sous la Restauration, par la loi du 26 mai 1817, alors qu’en Angleterre, elle s’impose dès le Bill of Rights en 1689. La culture parlementaire est, on le voit, plus lente à pénétrer les Institutions françaises.
La pratique témoigne du même décalage : jusqu’en 1958, l’annualité a tardé à s’imposer : en 1951 le budget a été adopté au mois de mai. Dans ces cas, les assemblées votaient un douzième d’exécution provisoire. Il arrivait également, plus folkloriquement, qu’on « suspende le temps », en arrêtant les pendules si la loi n’était pas votée avant le 31 décembre à minuit. L’article 47 de la Constitution de 1958 a mis fin à des pratiques aussi calamiteuses : si les délais maxima prévus pour l’examen dans chaque chambre (40 jours pour l’Assemblée, 20 pour le Sénat) ou si le délai global de 70 jours imposé entre le dépôt du texte et l’adoption n’est pas respecté, le gouvernement peut, dans le premier cas dessaisir la chambre concernée, dans le second mettre en œuvre le texte par ordonnance, ce qui ne s’est jamais produit sous la Vème République.
Quel est dès lors l’objet d’une Loi de Programmation des Finances Publiques, en plus d’une Loi de finances ?
Le cadre annuel d’une Loi de finances a été enrichi, plus récemment dans l’histoire des finances publiques, par la recherche d’une programmation pluriannuelle, pour deux raisons de fond. La première tient au besoin de « lisibilité », pour employer le terme à la mode. Inscrire une action dans la durée affirme l’intention de la conduire, donne une vision d’ensemble de son coût et de l’échéancier des dépenses, en définit mieux l’assise et les chances de la mener à son terme. La programmation rend ainsi l’avenir moins incertain.
Certes, ces louables objectifs sont parfois démentis en pratique, soit pour des motifs de fond – la construction de l’EPR de Flamanville – soit par ce qu’un évènement majeur perturbe le système – la Cour des comptes consacre ainsi une partie de son rapport public 2021 à l’impact de la crise sanitaire sur la SNCF.
Juridiquement, cette programmation pluriannuelle est limitée par la règle de l’annualité. Ainsi alors que l’article 4 de la loi de programmation militaire du 13 juillet 2018 a prévu un financement interministériel des opérations extérieures, la loi de finances rectificative suivante a démenti cette affirmation, et c’est cette disposition qui prime (Conseil constitutionnel, n° 2018-775 DC du 10 décembre 2018). En dépit de ces limites, le mouvement de programmation présente un indéniable intérêt : il confère une ligne générale à l’action publique.
La programmation pluriannuelle des finances publiques s’est également imposée pour une seconde raison : elle permet d’ inscrire le budget dans un cadre européen et la récente loi organique du 28 décembre 2021 dispose ainsi que « la loi de programmation des finances publiques fixe l’objectif à moyen terme des administrations publiques mentionné à l’article 3 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire». Pour autant la LPFP n’est pas une Loi de finances dont l’existence annuelle est indispensable à la continuité de l’Etat.
En cas de blocage à l’Assemblée nationale, le gouvernement disposera-t-il des mêmes outils pour la Loi de finances et pour la LPFP ?
Le problème est que cette nouveauté de la programmation pluriannuelle intervient dans une configuration politique inédite : après les élections de juin 2022, le gouvernement n’est plus à l’abri d’un vote « contre », surtout en matière budgétaire, comme l’a montré le rejet du règlement définitif du budget 2021[1]. L’absence de majorité parlementaire fait peser sur la Loi de finances l’hypothèque obsédante du recours à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. Or en 2008, le Constituant a limité l’usage de l’article 49 alinéa 3 aux lois de finances (où deux engagements de responsabilité sont alors nécessaires compte tenu de la structure en deux parties et du respect de l’équilibre budgétaire qu’elle impose) et de financement de la sécurité sociale et à un autre texte par session. Comme la LPFP fait partie de ces « autres textes », le gouvernement, s’il l’utilisait à cette occasion, serait privé de cette arme jusqu’à la fin de la session ordinaire.
La LPFP a été rejetée en commission la semaine dernière, quelles suites sont maintenant envisageables et de quelles options dispose le Gouvernement ?
S’agissant d’un projet de loi soumis à la procédure ordinaire « la discussion … porte en séance sur le texte adopté par la commission ; …il n’en va autrement que dans le cas où la commission ..a rejeté le texte qui lui était soumis ainsi que dans celui où la commission ne s’est pas prononcée sur l’ensemble des articles du texte avant le début de l’examen en séance » (Conseil constitutionnel, 24 octobre 2012, n° 2012-655 DC). La discussion en séance publique de la LPFP s’engagera donc sur le projet initial.
Concernant la LPFP, le gouvernement n’est tenu à rien : il peut ne pas poursuivre le débat, ne pas inscrire le texte au Sénat, etc.. En dehors des lois de finances et de financement de la sécurité sociale, le gouvernement peut toujours ne pas inscrire à l’ordre du jour un texte, ou le retirer même si l’examen a débuté. Une chambre pourrait tenter d’inscrire la suite de l’examen à l’ordre du jour lorsqu’il est fixé par les assemblées, mais cela serait pour le moins baroque : inscrire pour rejeter c’est gâcher un droit d’inscription inutilement. Qui plus est, en matière budgétaire, l’initiative ne peut venir que de l’exécutif.
Si le débat sur la LPFP ne va pas à son terme, ou si, comme pour la dernière loi de règlement (dont, en revanche, le dépôt et la discussion sont obligatoires puisqu’il s’agit d’une Loi de finances), il y a un vote de rejet définitif, la conséquence est surtout politique. L’abandon de ce texte, ou son rejet, ne se traduirait par aucun shutdown mais créera des turbulences au niveau européen. Au niveau national, seules sont nécessaires les dispositions annuelles.
La LPFP ne concerne que le contenu des lois de finances. Si le texte n’est pas voté, on pourra regretter l’absence de continuité des données, l’altération de la prévision, donc des ruptures de programmation. Mais cette absence n’a pas de suite procédurale. Le contenu manquera, certes, aux textes budgétaires suivants, mais ce manque ne remet pas en cause leur discussion.
Juridiquement, quel est le risque encouru si la LPFP n’était pas adoptée ? Y a-t-il un contentieux possible devant le Conseil Constitutionnel ou un risque de sanction devant l’Union européenne ?
Le Premier Président de la Cour des comptes (P. Moscovici) l’a indiqué : « L’absence d’une telle loi poserait problème. Elle est nécessaire au bon déroulement du processus d’adoption des lois de finances, à l’information des autorités européennes, à la crédibilité de notre pays. C’est une ancre dont nous avons besoin. Qu’il y ait débat, je le conçois mais je le répète avec force, l’absence de LPFP ne serait pas anodine ». De son côté, le ministre des comptes publics envisage que la non adoption puisse entraîner un retard de versements ou une annulation de versement de fonds européens du plan de relance.
Si le rejet de la LPFP en commission était confirmé par les assemblées –l’incidence principale est un échec politique : le texte serait définitivement rejeté. Or, rien ne permet de passer outre à un vote négatif du Parlement : aucun contentieux n’est possible devant le Conseil constitutionnel sur un projet non adopté, et cet éventuel rejet n’entraîne aucune conséquence juridique sur la procédure de vote des lois de finances.
Au niveau européen, les choses seraient sans doute plus complexes, mais ici encore c’est l’aspect politique qui serait prédominant. Notre « crédibilité » européenne serait affectée. Pour autant, ce texte ne ratifie pas l’affectation des fonds européens et n’en conditionne pas directement le versement. Ce type de loi n’était pas systématique avant 2021 ( il y en a eu six depuis 2008), et son absence ne ferait obstacle ni à l’application des traités, ni au financement des projets européens.
Mais la composition des assemblées rend désormais évident le fait que nous entrons dans une zone d’insécurité législative et donc juridique, comme en témoigne le rejet définitif de la loi de règlement 2021, alors que les finances publiques sont, par nature, destinées à permettre la stabilité de la gouvernance et de l’action publique.
[1] V notre article RFFP « Le rejet de la loi de règlement : un inédit à ne pas réitérer ! » n° 160, octobre 2022