Par Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, maître de conférences en droit public à l’Université de Bretagne Occidentale
Le 7 juin 2022, le juge des référés du Conseil d’État a imposé au ministre de l’Intérieur de prendre en considération la « NUPES » comme une nuance politique dans la présentation des résultats des élections législatives des 12 et 19 juin 2022. La démarche de la coalition de gauche comme les choix du gouvernement ont fait débat.

Pourquoi le Conseil d’Etat avait-il été saisi d’une  circulaire gouvernementale qui ne reconnaissait pas la NUPES comme nuance politique dans la perspective des prochaines élections législatives ?

Le cartel électoral rassemblant les formations de gauche (la NUPES) reprochait au ministère de l’Intérieur de tenter d’invisibiliser leur regroupement en refusant de faire figurer dans sa circulaire « relative à l’attribution des nuances aux candidats aux élections législatives de 2022 » la « Nouvelle Union Populaire Ecologiste et Sociale ».

De fait, dans une première circulaire destinée aux préfets datée du 27 avril 2022, le ministère dressait une grille longue de 18 items, allant de « divers extrême gauche » à « divers extrême droite » en passant par « parti communiste », « parti socialiste », « Union des démocrates et des indépendants », « Les Républicains » mais omettant la « NUPES ». Si l’exercice est classique, il n’en est pas moins sensible. En effet, c’est à partir des statistiques publiées par le ministère de l’Intérieur, que les citoyens connaissent les résultats des élections et peuvent ainsi mesurer les performances des uns ou des autres. Pour les responsables politiques de gauche, cet oubli signait une manœuvre de Gérald Darmanin cherchant à assécher toute capacité de mesure de l’influence globale des candidats soutenus par leur alliance.

Leur irritation s’est accrue quand une seconde circulaire publiée le 13 mai 2022 et rédigée « en tenant compte des derniers changements intervenus » a effacé du nuancier « La République en marche » et le « MoDem » au profit d’« Ensemble ! (Majorité présidentielle) ». Or cette coalition est née au même moment que la NUPES, c’est-à-dire début mai 2022 et relevait d’une identique approche : se regrouper pour gagner. Ils estimaient donc être victimes d’une « discrimination évidente » pour reprendre les mots à l’audience de l’avocat des huit partis requérants Me Frédéric Thiriez et demandaient au Conseil d’Etat la suspension de la circulaire ainsi que la reconnaissance administrative de leur coalition.

Les critiques de la NUPES et de la gauche étaient-elles fondées ?

Incontestablement la démarche du « bureau des élections et des études politiques » du ministère est empirique pour ne pas écrire arbitraire.

D’abord en ce que la circulaire distingue « l’étiquette » et la « nuance ». La première « est laissée à la libre appréciation du candidat » et reflète ses convictions politiques alors que la seconde relève de la responsabilité des préfets qui doivent l’identifier en fonction de « critères d’attribution présentés dans [la] circulaire ». Cette différence peut s’entendre. Sauf que le ministère est le seul juge des caractéristiques retenues par le préfet pour qualifier une nuance. Et dans le cas d’espèce, il a choisi « le rattachement du candidat au titre de la campagne audiovisuelle ou au titre de l’aide publique ».

Au moment de leur déclaration en préfecture, les candidats doivent en effet se rattacher à un parti en vue de la répartition de l’aide publique au financement politique et de sa participation aux émissions télévisées de la campagne électorale officielle. Or, justement, si « Ensemble ! » est une association qui s’est dotée le 10 mai 2022 d’une structure de financement commune aux formations regroupées, tel n’est pas le cas de la NUPES, ce qui permet au ministère de justifier la différence de traitement dans la circulaire contestée. En somme, une variation contemporaine de l’ancestrale interrogation sur la poule et l’œuf.

Ensuite, parce que ce genre de contestation n’est pas nouveau et que le ministère semble n’avoir tiré aucune conclusion de la précédente décision du Conseil d’Etat. Le 31 janvier 2020, le juge des référés du Conseil d’Etat avait en effet suspendu trois dispositions de la circulaire dédiée aux élections municipales au motif que les critères retenus pour l’attribution de la nuance politique des candidats brouillaient sciemment l’analyse électorale.

A l’époque, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner avait relevé le seuil des communes à partir duquel les préfets devaient procéder à ces attributions partisanes, passant de 1000 à 9000 habitants. Parallèlement, il avait autoritairement décidé que pour être classé comme une liste « Divers centre », il suffisait d’être « soutenu » par LREM, le MoDem ou l’UDI alors que pour intégrer la nuance « liste d’union des partis de gauche » et celle « liste union de droite », il fallait être « investi » par deux partis de gauche ou de droite.

Pour les oppositions (LR et PS notamment) la seule conséquence espérée était l’accroissement artificiel des scores de LREM. Elles avaient alors attaqué la circulaire. Le Conseil d’Etat leur avait donné raison en critiquant sévèrement son contenu au motif que qu’il « contredisait l’objectif poursuivi en faisant obstacle à l’information effective des citoyens sur l’état politique du pays et méconnaissait le principe d’égalité entre les formations politiques ». Le camouflet avait été essuyé sans autre commentaire qu’une rectification prudente auprès des préfets, le ministre ne s’aventurant pas dans une procédure au fond.

Las, deux ans plus tard, le gouvernement semble avoir oublié ce rappel à l’ordre et a réitéré son appréciation restrictive politiquement orientée. Sans surprise dès lors, le juge des référés, estimant pour les mêmes raisons que la circulaire contestée était « entachée d’une erreur manifeste d’appréciation » pouvant « créer un doute sérieux sur sa légalité » a enjoint au ministre de modifier sa grille de nuances « afin d’y inscrire la nuance NUPES avant le 10 juin 2022 ».

Quelles sont les conséquences de cette ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat ?

Elles sont uniquement politiques. Juridiquement, le ministère est sèchement désavoué mais comme le seul but de ce nuancier est de ventiler des résultats des élections, les préfets disposent de tout le temps nécessaire pour respecter la décision du Conseil d’Etat. La procédure s’arrêtera probablement à cette ordonnance car on distingue mal pourquoi le ministère adopterait une attitude différente de celle de 2020 et déciderait de poursuivre au fond.

Politiquement, c’est évidemment une défaite pour Gérald Darmanin qui a fait prévaloir une lecture arbitraire que rien ne justifiait vraiment. Les critères retenus pour justifier l’absence d’agrégation des résultats des formations de gauche paraissaient si médiocrement artificiels qu’il était douteux qu’ils résistent à la sanction du juge administratif. De fait, celui-ci a cruellement pointé que la grille s’en émancipait elle-même puisqu’elle « regroupait sous des nuances communes des formations politiques totalement indépendantes les unes des autres ». C’était en effet le cas de la nuance « Ecologistes » qui rassemblait Europe-Ecologie-Les Verts, Union des démocrates et des écologistes, Les Nouveaux démocrates, Alliance Ecologiste Indépendante, Rassemblement citoyen-CAP 21, Génération écologie et le parti animaliste…

Vouloir brouiller la lecture d’un thermomètre n’a jamais fait baisser la fièvre d’un malade. Ce n’est donc pas en masquant la réalité qui sortira des urnes que le gouvernement trouvera les moyens durables de légitimer sa propre action.