À la suite de la loi adoptée en Louisiane la semaine dernière et des autres réformes législatives votées récemment, que penser des menaces pesant aujourd’hui sur le droit à l’avortement aux États-Unis et de l’intervention éventuelle de la Cour suprême?

Décryptage d’Idris Fassassi, Professeur de droit public à l’Université de Picardie – Jules Verne.

« En Alabama, la loi prévoit une peine de prison pouvant aller jusqu’à 99 ans pour les docteurs qui pratiqueraient un avortement. »

 

Quel est le fondement du droit de recourir à l’avortement aux États-Unis?

Contrairement à la situation en France, le droit de recourir à l’avortement aux États-Unis ne découle pas d’une loi mais d’une décision de la Cour suprême.

En 1973, la Cour a consacré dans l’arrêt Roe le droit constitutionnel pour une femme de choisir de recourir à l’avortement. Il s’agit d’un droit reconnu à partir du droit au respect de la vie privée lui-même fondé sur la « liberté » garantie par la Constitution. Ce droit résulte donc d’une construction jurisprudentielle et les critiques n’auront de cesse de dénoncer un « soi-disant droit » puisqu’il ne figure pas, en tant que tel, dans la Constitution.

La question de l’avortement soulève ainsi la problématique de l’interprétation constitutionnelle. Faut-il se limiter aux mots d’un texte rédigé il y a plus de deux cents ans, ou faut-il l’interpréter de manière vivante? Cette question est fondamentale aux États-Unis.

Dans sa décision de 1973, la Cour divise la grossesse en trois trimestres, marqués chacun par un régime spécifique, la protection du choix de recourir à l’avortement déclinant à mesure que la grossesse évolue. Cette approche par trimestre sera abandonnée en 1992 dans une décision qui maintiendra néanmoins le critère de la viabilité : le choix de recourir à l’avortement avant la viabilité du fœtus est protégé et les mesures de l’État sont soumises au test de l’ « entrave indue ». Une mesure est inconstitutionnelle si elle place « un obstacle substantiel sur le chemin d’une femme voulant avorter ».

Dans la dernière grande décision rendue par la Cour suprême sur cette question, en 2016, les juges ont confirmé et préciséF ce test.

Que prévoient les lois restrictives adoptées récemment aux États-Unis?

Ces dernières semaines ont été marquées par l’adoption dans plusieurs États de lois restreignant les possibilités de recourir à l’avortement. Ce droit fait l’objet depuis 1973 de nombreuses offensives, mais on ne peut que noter l’accélération des réformes législatives – plus d’une dizaine depuis le début de l’année – et la radicalisation des textes proposés.

Après avoir initialement fondé leur offensive en mettant en avant les droits du fœtus, les opposants à l’avortement ont ensuite retenu une approche indirecte, en soutenant des mesures visant officiellement à « protéger la santé des femmes ». Les lois adoptées visaient donc non pas à interdire l’avortement en tant que tel, mais à le rendre impossible en pratique, en imposant des conditions particulièrement strictes aux cliniques qui le pratiquent, au nom prétendument de la protection de la santé de la femme. De telles lois ont ainsi conduit à la fermeture d’un grand nombre de cliniques.

Les lois relevant de la récente vague traduisent un retour à une approche plus directe, en opposition frontale avec le droit de recourir à l’avortement. Le texte le plus radical est ainsi celui adopté en Alabama le mois dernier qui interdit l’avortement à tout stade de la grossesse, avec pour seule exception la situation dans laquelle la santé de la mère serait en danger. La loi prévoit même une peine de prison pouvant aller jusqu’à 99 ans pour les docteurs qui pratiqueraient un avortement.

La loi adoptée la semaine dernière en Louisiane, tout comme celles adoptées récemment en Géorgie, au Kentucky, au Mississippi et en Ohio, interdit l’avortement dès lors qu’un battement de cœur peut être détecté, c’est-à-dire à partir de six semaines de grossesse.

En tout état de cause, les lois adoptées ces dernières semaines sont en contradiction avec la jurisprudence de la Cour suprême.

Qu’en est-il des recours et peut-on imaginer que la Cour suprême revienne sur la décision Roe?

Il convient de noter que ces lois ne sont pas applicables à ce jour, soit parce que le texte prévoit une date d’entrée en vigueur ultérieure, soit parce que des juges fédéraux de première instance ont logiquement bloqué leur application en raison de leur contrariété manifeste avec la jurisprudence de la Cour suprême.

Certains juges, tout en déclarant inconstitutionnelles certaines des lois, n’ont pas manqué de faire part de leur désapprobation de la jurisprudence de la Cour suprême, regrettant de devoir appliquer une « aberration constitutionnelle ».

Seule la Cour suprême pourrait éventuellement revenir sur sa jurisprudence protégeant le droit de recourir à l’avortement. Cela n’est possible que si la Cour accepte de se prononcer dans une telle affaire, car elle dispose du pouvoir déterminant de choisir les cas qu’elle traite. Faire remonter ces affaires jusqu’à la Cour est d’ailleurs l’objectif recherché par les défenseurs de ces lois ;  ils espèrent en effet que la nouvelle composition de la Cour permettra un changement de jurisprudence. Entre la dernière décision confirmant la protection du droit à l’avortement en 2016 et aujourd’hui, deux nouveaux juges ont été nommés par Donald Trump. C’est en particulier l’arrivée du juge Kavanaugh en 2018, très sceptique à l’égard de l’avortement et qui remplace le juge qui l’avait préservé, qui a été l’élément déclencheur. Les tenants du mouvement pro life ont entendu saisir cette opportunité, ce qui explique la vague massive de  réformes en cours.

En raison de cette nouvelle configuration favorable aux conservateurs (cinq contre quatre), un grand nombre de précédents sont en danger, y compris ceux protégeant l’avortement. Il serait néanmoins hâtif de conclure que la Cour validerait nécessairement de telles lois ou même qu’elle accepterait de se prononcer sur leur constitutionnalité. Revenir sur un précédent aussi chargé idéologiquement et politiquement que Roe n’est pas anodin, et les juges, en particulier le Président de la Cour, sont soucieux de la manière dont sont perçues leurs actions. Même si le facteur idéologique est fondamental, les juges doivent apparaître comme rendant le droit, comme des juges et non des politiciens. Or revenir de manière aussi brutale sur la jurisprudence Roe, à la suite d’un changement de composition, serait problématique. Parce que la Cour maîtrise son agenda, on peut donc imaginer qu’elle refuse de se prononcer sur les lois radicales adoptées récemment et que, dans une approche stratégique, elle choisisse d’intervenir sur les lois qui certes restreignent l’avortement, mais de manière moins frontale. Si revirement il y a, il est donc plus probable qu’il soit le fruit d’un rongement progressif, décision après décision, plutôt que d’une volte-face complète.

Par Idris Fassassi.

Pour aller plus loin :

Présentation en français de la Cour suprême des Etats-Unis : https://www.supremecourt.gov/visiting/foreigntranslations/frenchtranslation.pdf