Par Valère Ndior – Professeur de droit public à l’Université de Brest – Membre de l’Institut universitaire de France
La Cour suprême des Etats-Unis s’est prononcée le 18 mai 2023 dans les affaires Twitter v. Taamneh et Gonzalez v. Google. Les juges devaient y évaluer la responsabilité des plateformes numériques dans l’amplification de contenus terroristes publiés en ligne. Les requérants, des proches de victimes d’attentats, tentaient d’engager la responsabilité des sociétés Google et Twitter et de remettre ainsi en cause l’immunité accordée à ces dernières par la Section 230 du Communications Decency Act. Les juges ont rejeté leurs allégations et fait preuve de la plus grande retenue, confrontés à un différend technique abondamment commenté par les médias aux Etats-Unis.

Quel était l’enjeu des affaires Taamneh et Gonzalez concernant la responsabilité des plateformes dans la propagation de contenus terroristes ?

Les deux affaires ont été transmises à la Cour à la suite de plaintes introduites par les proches de victimes d’attentats perpétrés par des individus se revendiquant de l’organisation Daech.

Dans la première affaire, Gonzalez v. Google, la plainte émanait des proches d’une victime des attentats parisiens de novembre 2015, Nohemi Gonzalez, ceux-ci accusant YouTube et sa société-mère d’avoir contribué à la radicalisation des terroristes. Selon les requérants, la plateforme aurait « aidé et incité » Daech à commettre ces actes en violation de l’Anti-Terrorism Act (ATA – 18 U.S.C. § 2331). Comme cela a été expliqué dans un précédent billet, il était reproché à YouTube d’avoir permis à Daech de gagner en influence grâce à la publication de vidéos destinées à recruter des sympathisants et les inciter à se livrer à des actes terroristes. La Cour suprême était ainsi invitée à déterminer si l’activité de recommandation de contenus menée par YouTube bénéficiait de l’immunité accordée par la Section 230 du Communications Decency Act adopté en 1996 (47 U.S.C. § 230). Rappelons que la Section 230 exonère les réseaux sociaux et plateformes analogues d’un engagement de leur responsabilité pour les contenus publiés par les utilisateurs.

Concernant l’affaire Twitter v. Taamneh, les proches d’une victime d’un attentat (Nawras Alassaf) ayant visé une boîte de nuit à Istanbul en 2017 accusaient la plateforme d’avoir « aidé et incité » les terroristes, sur le fondement de l’Anti-Terrorism Act susmentionné et du Justice Against Sponsors of Terrorism Act (JASTA – Pub. L. 114–222). Les proches de la victime reprochaient plus particulièrement à Twitter d’avoir offert à Daech un espace propice au téléchargement de contenus terroristes et au recrutement de sympathisants ; d’avoir créé des algorithmes de recommandation portant le contenu créé par Daech à l’attention d’utilisateurs susceptibles d’être intéressés par ce contenu et de ne pas avoir pris de mesures suffisantes pour supprimer ce contenu.

Pourquoi les juges de la Cour suprême ont-ils rejeté les allégations des proches des victimes ?

La Cour suprême a exposé son raisonnement dans l’affaire Taamneh et décidé de l’appliquer à l’affaire Gonzalez, appréhendant ainsi les deux différends de façon conjointe. En l’occurrence, dans sa décision sur Taamneh, la Cour a estimé que les requérants n’avaient pas fait la démonstration d’une « participation consciente, volontaire et coupable [de la plateforme] aux actes répréhensibles d’autrui », mettant ainsi en échec l’invocation de l’ATA et de JASTA pour engager sa responsabilité. L’extrait suivant de la décision Taamneh, traduit par nos soins, est particulièrement éclairant. Il montre la réticence de la Cour face à la consécration d’une responsabilité des plateformes en ligne pour la dissémination de contenus terroristes au titre de l’assistance ou de l’incitation (aid and abet) :

« En l’espèce, faute de démontrer que les plateformes sont davantage que des outils de transmission d’informations à la disposition de milliards de personnes – dont la plupart utilisent ces plateformes pour des interactions qui se déroulaient autrefois par courrier, par téléphone ou dans l’espace public – les requérant ne sont pas en mesure d’affirmer que les défendeurs ont sciemment fourni une assistance substantielle et ainsi aidé et encouragé les actes de l’Etat islamique. Une conclusion contraire aurait pour effet de rendre tout type de fournisseur de communications responsable de toutes sortes d’actes répréhensibles en raison du seul fait que les auteurs utilisent ses services et qu’il a été incapable de les arrêter ». (p. 6, notre traduction)

En somme, la Cour suprême a estimé que dans un tel contexte, il était impossible d’engager la responsabilité d’une plateforme sans établir la preuve d’une véritable d’assistance, d’un soutien ou d’une incitation à la commission d’actes terroristes. Selon les juges, la publication de contenus par l’organisation terroriste ne saurait pas non plus selon être assimilée à une forme d’approbation par la plateforme, quand bien même cette publication générerait des revenus publicitaires (p. 29). Toute décision contraire exposerait les réseaux sociaux à l’engagement de leur responsabilité du seul fait de ne pas avoir su détecter l’intégralité des contenus illicites.

Compte tenu de la proximité des deux affaires et de leur similitude d’un point de vue matériel et procédural, les juges ont décidé de s’appuyer sur leur décision en l’affaire Taamneh pour rejeter également la plainte des requérants en l’affaire Gonzalez. Comme l’explique la juge Ketanji Brown Jackson dans son opinion individuelle, les deux affaires étaient factuellement voisines et les allégations des parties, analogues.

Quels sont les enjeux de cette décision ?

L’issue de ces deux affaires avait été prophétisée par la grande majorité des juristes états-uniens et observateurs de la vie des plateformes. En effet, les avocats des victimes avaient présenté des arguments qui n’avaient pas emporté la conviction des juges durant les plaidoiries, suscitant même la confusion de plusieurs d’entre eux (voir notre précédent billet). La Cour était donc peu disposée à restreindre le champ de l’immunité accordée aux plateformes en ligne.

Cela étant, ces deux affaires sont les premières qui, soumises à l’appréciation de la Cour suprême, étaient susceptibles de redéfinir l’immunité accordée par la Section 230 depuis l’adoption de la législation. Les acteurs d’Internet aux Etats-Unis et à l’étranger retenaient leur souffle dans l’attente d’une issue qui risquait d’ébranler l’économie du numérique. De nombreux mémoires d’amici curiae avaient été soumis à la Cour par des entreprises du numérique et des ONG. Pour l’heure, le statu quo est préservé. L’intérêt de cette jurisprudence réside davantage dans les remous qu’elle a suscités que dans la teneur assez prévisible de la décision. La juge Ketanji Brown Jackson a d’ailleurs précisé dans son opinion individuelle que « la position de la Cour sur les faits – y compris sur les caractéristiques des plateformes de médias sociaux et des algorithmes en cause – repose à juste titre sur les allégations particulières contenues dans ces plaintes ». Autrement dit, des requérants qui parviendraient à caractériser de façon concluante des activités relevant de l’assistance ou de l’incitation pourraient convaincre la Cour suprême.

Dans l’intervalle, ces affaires devraient susciter le plus grand intérêt des institutions européennes quant aux éventuelles négligences des plateformes à l’égard de la dissémination de contenus illicites. La décision intervient alors que la liste des très grandes plateformes en ligne et des très grands moteurs de recherche soumis à des obligations renforcées au titre du Digital Services Act (règlement 2022/2065, 19 octobre 2022) vient d’être publiée et au moment où le réseau social Twitter a décidé de révoquer son engagement à l’égard du Code de bonnes pratiques de l’Union européenne contre la désinformation.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]