Par Jacques-Henri Robert – Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon Assas – Expert du Club des juristes – Ancien directeur de l’Institut de criminologie de Paris

Après l’accident provoqué par M. Palmade, le ministre de l’Intérieur a proposé de retirer 12 points au permis de conduire des personnes qui conduisent sous l’empire d’un stupéfiant ou d’alcool. Cela équivaut à une annulation du permis de conduire. Pour en comprendre la portée et même la possibilité au regard des exigences constitutionnelles et européennes, il faut, en préalable, rappeler comment est agencé le système du retrait de points.

Selon quelle procédure est pratiqué le retrait des points du permis de conduire ?

C’est le ministre de l’Intérieur qui retire les points du permis de conduire des conducteurs ayant encouru cette sanction. Mais il ne lui est pas permis d’appliquer cette sanction simplement au vu d’un procès-verbal d’infraction, car sa compétence est subordonnée aux conditions énoncées dans l’article L. 223-1 du Code de la route, et qui sont protectrices des justiciables : le ministre doit s’assurer que le conducteur a été définitivement condamné par un juge judiciaire qui a constaté la « réalité de l’infraction ». C’est en considération de ce préalable judiciaire que la Cour européenne des droits de l’homme puis le Conseil constitutionnel ont bien voulu approuver, mais avec prudence, la création du permis à points, puisque la procédure permet au prévenu de se défendre. S’il n’a commis qu’une contravention, le jugement peut être remplacé par le paiement d’une amende forfaitaire, démarche qui constitue une reconnaissance implicite de sa culpabilité par l’automobiliste. Mais la conduite sous l’empire de stupéfiants constitue un délit et cette sorte d’infractions ne peut pas être sanctionnée par la procédure de l’amende forfaitaire.

Le retrait de douze points dont serait menacé le conducteur intoxiqué ne pourra donc lui être infligé que s’il a été préalablement jugé : le retrait dépend d’une décision judiciaire, mais le contentieux de son application ne relève pas de sa compétence puisqu’il est confié au juge administratif.

Quel serait le champ d’application du retrait de douze points ?

Il est des cas dans lesquels le retrait de douze points serait sans objet : ils se rencontrent lorsque la loi impose déjà l’annulation de plein droit du permis de conduire comme conséquence automatique de la décision judiciaire condamnant le prévenu à certaines infractions graves. Ils visent le conducteur intoxiqué par l’alcool ou des stupéfiants qui cause un décès ou des blessures entraînant pour les victimes une incapacité de travail supérieure à trois mois. Le juge judiciaire fixe la durée pendant laquelle le condamné ne pourra pas solliciter un nouveau permis, et qui n’excède pas dix ans. Si l’accident a causé un décès et que le prévenu est récidiviste, cette interdiction de dix ans est appliquée « de plein droit » et le juge peut même rendre définitive l’interdiction de solliciter un nouveau permis.

Étant donc supposé que l’annulation judiciaire du permis est facultative, et sachant que, selon le droit actuel, le retrait le plus sévère est de la « moitié du nombre maximal de points du permis » soit actuellement six points, le champ d’application de l’éventuelle réforme, en tant qu’elle concerne les conducteurs intoxiqués, renvoie à trois textes qui s’en tiennent pour l’heure à 6 points : ce sont l’article L. 234-1, IV du Code de la route pour la conduite avec une alcoolémie de 0,80 g. par litre de sang, et son article. L. 235-1, IV pour l’usage de stupéfiants, à supposer qu’aucun accident n’est survenu. S’il s’en est produit un, mais que les victimes n’ont pas subi une incapacité de travail supérieure à trois mois, la même sanction est encourue selon l’article L. 232-3 du Code de la route : l’article 222-44, I, 15° du Code pénal réserve en effet l’annulation de plein droit aux auteurs de blessures ayant entraîné une incapacité supérieure.

Dans les trois cas considérés, le prévenu encourt aussi l’annulation judiciaire de son permis, mais elle est facultative – et non de plein droit – pour le juge.

Cette annulation deviendrait automatique et administrative si le projet du ministre était adopté.

Là réside la difficulté. Si le Code de la route, en son état actuel, ne prévoit jamais le retrait de douze points pour une seule infraction, si grave soit-elle, c’est pour attribuer au juge judiciaire le monopole de l’annulation du permis. L’institution d’un retrait de douze points l’en priverait et constituerait un empiètement supplémentaire du pouvoir exécutif sur l’autorité judiciaire, rompant le délicat équilibre que la CEDH et le Conseil constitutionnel ont voulu établir entre eux.

Il est vrai que, dès aujourd’hui, le conducteur peut perdre son droit de conduire sans que le juge le veuille : c’est le cas quand il a déjà, dans le passé, subi le retrait de plusieurs points et qu’il est jugé pour une nouvelle infraction dont la constatation par le juge judiciaire lui fera perdre ceux qui lui restent, même s’il n’encourt pas l’annulation de son permis ou, s’il l’encourt, même si le juge ne prononce pas cette peine. Mais en pareil cas, le contrôle préalable judiciaire a eu lieu à l’occasion des précédents retraits et il s’exerce encore lors de cette dernière poursuite.

Le retrait de douze points pourrait-il être prononcé par l’administration indépendamment de toute condamnation judiciaire ?

Peut-être M. Darmanin songe-t-il à un retrait administratif de douze points, avant même toute condamnation judiciaire. Si tel était le projet du ministre, il se heurterait de plus fort aux jurisprudences de la CEDH et du Conseil constitutionnel.  Un retrait administratif de points du permis ne pourrait être contesté qu’a posteriori par le conducteur au moyen d’un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif ; or, cette garantie risque d’être jugée constitutionnellement insuffisante, rapportée à la gravité de la sanction ; certes, la contestation de la suspension administrative suit le même régime, mais elle est bien moins sévère.

Le retrait de douze points pourrait également être déclaré disproportionné comme superflu au vu des mesures de sûreté déjà existantes et qui peuvent être appliquées avant même toute poursuite judiciaire. L’inutilité d’une répression est une cause d’inconstitutionnalité qui a déjà été mise en œuvre.

Les autorités administratives jouissent en effet de prérogatives puissantes qui permettent de mettre hors d’état de nuire sur la route les personnes soupçonnées de conduire sous l’empire de l’alcool ou des stupéfiants, même si elles n’ont pas causé d’accident. Les officiers et agents de police judiciaire peuvent retenir pendant 120 heures leur permis de conduire, et à l’issue de ce délai, le préfet peut le suspendre pendant un an. Pendant la même durée, le véhicule peut être immobilisé. À l’expiration de ce délai, la suspension est relayée soit par une ordonnance du juge d’instruction, au titre du contrôle judiciaire, par l’interdiction de conduire, soit par le tribunal correctionnel prononçant une condamnation à une nouvelle suspension ou à une annulation du permis, applicable par provision, et une confiscation du véhicule.

En revanche, il ne faut pas songer à une annulation administrative du permis de conduire résultant d’un retrait de douze points. Même précédé d’un jugement, sa constitutionnalité serait très discutée.

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