Par Daniel Borrillo – Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris Nanterre
Depuis que la Cour européenne des droits de l’homme a fait basculer la question de l’identité de genre dans la vie privée, les États n’ont pas cessé de modifier leurs législations respectives. Le sexe cesse d’être un élément d’ordre public (indisponible) pour devenir une composante de la vie privée de l’individu (autodétermination).

L’Espagne constitue l’exemple paradigmatique de cette évolution en proposant une loi-cadre au sein de laquelle l’État s’engage à la fois à garantir l’égalité des droits et à mettre en œuvre des politiques d’action positive pour les minorités LGBTI (lesbiennes, gays, bi, trans, intersexe). Aussi, le changement de sexe à l’état civil devient possible par une simple démarche administrative accessible également aux mineurs.

Que prévoit le projet de loi adopté en première lecture par les députés espagnols ?

Le 22 décembre 2022, le Congrès des députés a adopté un projet de loi visant à « développer et à garantir les droits des personnes LGBTI, en mettant un terme aux situations de discrimination ». À cet effet, le projet de loi instaure le Conseil de Participation des personnes LGBTI au sein du Ministère de l’égalité ayant comme mission « le dialogue entre les administrations publiques et les associations civiles ».

Le projet de loi propose un dispositif général de lutte contre les discriminations et d’accès au droit. Ainsi, le législateur encourage les enquêtes et les recherches sur la situation des personnes appartenant à cette minorité. Il propose également des campagnes de prévention contre l’homophobie et d’éducation à la diversité y compris dans les médias. De même, l’accès à la santé et la sensibilisation des policiers et des magistrats constituent des mesures proposées par le législateur.

Dans le même ordre d’idées, l’article 17 interdit les thérapies de conversion sexuelle cherchant à modifier l’orientation sexuelle d’une personne pour la « rendre » hétérosexuelle même si celle-ci est majeure et consentante.

Plus précisément, le projet de loi réglemente la procédure et les exigences relatives à la rectification du sexe et du nom des personnes transsexuelles dans les registres publics et privés. Aussi, la « non-pathologisation » est reconnue comme un principe dans le cadre de la rectification du registre de l’état civil. Autrement dit, cette modification n’est nullement conditionnée à une intervention médicale quelconque. Bien que la loi n° 3/2007 du 15 mars 2007, encore en vigueur, permet de changer de sexe à l’état civil sans nécessité de se soumettre à un traitement thérapeutique ou une chirurgie ni de solliciter une autorisation judiciaire, il faut néanmoins que la demande soit appuyée par un rapport médical et un examen psychologique où il est indiqué que la personne souffre de dysphorie du genre et qu’elle a suivi un traitement hormonal depuis au moins deux ans.

Outre la dépathologisation totale, le projet de loi élargit aux mineurs la faculté de solliciter à l’administration le changement de sexe à l’état civil en fonction d’un système différencié : à 16 ans, la personne concernée peut s’adresser directement au registre d’état civil pour demander la rectification sans autre formalité, les personnes entre 14 et 16 ans doivent être assistées par leurs représentants légaux (En cas de désaccord entre les parents ou les représentants légaux et le mineur, le projet de loi prévoit l’intervention du défenseur judiciaire (defensor judicial : art. 235 et 236 du Code civil) et entre 12 et 14 ans, elles doivent demander une autorisation judiciaire (La Cour constitutionnelle a pu considérer comme contraire à la constitution l’article 1.1 de la loi de 2007 « qui interdit le changement de sexe à l’état civil pour les mineurs ayant une maturité suffisante et se trouvant dans une situation stable de transsexualité ». (Tribunal Constitucional, 18 juill. 2019, n° 99/2019). Quelques mois plus tard, la Cour suprême s’est prononcée dans ce même sens (arrêt n° 685/2019 du 17 décembre 2019)

Concernant les enfants intersexués, les interventions chirurgicales de modification génitale sont interdites pour les mineures de 12 ans (art. 19, 2 du projet de loi). Elles sont autorisées entre 12 et 16 ans à la demande du mineur intersexué en s’assurant qu’« il puisse consentir de manière informée en raison de son degré de maturité ».

Les personnes trans, quant à elles, peuvent se soumettre à une chirurgie à finalité esthétique dès l’âge de 16 ans sans autorisation parentale (art. 9-4 de la loi 41/2002), les autres interventions nécessitent l’autorisation judiciaire avant 18 ans. Ainsi, un mineur de 16 ans a pu se soumettre à une chirurgie génitale de changement de sexe à l’âge de 16 ans dans une clinique de Barcelone après l’autorisation judiciaire.

La rectification n’est pas non plus conditionnée au changement de l’apparence physique de la personne (art. 39-3 du projet de loi). Il semble important de souligner qu’indépendamment de la procédure de rectification, il est possible de solliciter un changement du prénom (art. 53 de la loi 20/2011 du 21 juillet 2011).

Toujours selon le projet de loi, l’officier d’état civil se limite à informer la personne des conséquences juridiques de la rectification et procède également au changement des prénoms si cela n’a pas été effectué. La personne a trois mois pour se rétracter ou pour confirmer sa décision de rectification de sexe et de prénoms. Une fois confirmée sa volonté de modification des actes de l’état civil, l’administration dispose d’un mois pour procéder à ladite rectification laquelle n’a pas d’effet rétroactif de manière générale.

L’article 41-4 dudit projet dispose spécifiquement qu’« une personne qui a modifié son genre d’homme en femme ne peut pas bénéficier de mesures d’action positive en faveur des femmes en ce qui concerne les situations juridiques antérieures au changement de son état civil ».

Après la rectification, les autorités délivrent un nouveau document d’identité conformément à l’inscription rectifiée dans le registre, en conservant le même numéro d’identité.

La personne trans a le droit également de retourner à son état antérieur (derecho a la reversibilidad) six mois après la rectification du registre et récupérer ainsi la mention du sexe antérieure à la rectification dans les mêmes conditions et suivant la même procédure administrative. Pour une ultérieure rectification, il faut demander l’autorisation judiciaire laquelle peut conduire soit à une acceptation soit ou une dénégation de la demande.

Le projet de loi prévoit également la non-inscription du genre dans l’acte de naissance des nouveau nés intersexués pendant un an à la demande des parents (art. 70.2).

L’article 44 du projet de loi vient combler certaines lacunes du droit concernant la filiation des enfants nés d’une ou deux personnes trans en permettant l’inscription de celles-ci dans les actes de naissance. Les termes « mère » et « père » feront désormais aussi référence au « parent gestationnel » (progenitor gestante) et/ou « parent non gestationnel » (progenitor no gestante).

Cette nouvelle terminologie permet également à une femme « devenue » homme qui a conservé son utérus de pouvoir bénéficier de tous les droits relatifs à la grossesse.

Ce projet de loi a provoqué de nombreuses dissidences au sein même du gouvernement espagnol. Que dénoncent les opposants à ce projet de loi ?

Le débat du projet de loi a suscité la vive réaction des différentes forces politiques ainsi que de la société civile. Nous pouvons les résumer en deux types. Une première réticence, provenant d’associations de défense des mineurs mais aussi du Conseil d’État et du Conseil général du pouvoir judiciaire, s’articule autour de la capacité du mineur pour s’engager dans un processus de changement de son état civil dès l’âge de 12 ans. Bien que les interventions chirurgicales seraient autorisées à partir de cet âge, uniquement à la demande du mineur intersexué, les opposant au projet de loi craignent qu’une telle mesure puisse postérieurement s’élargir aussi aux enfants trans.

L’autre objection est formulée par un secteur du féminisme connu comme « trans-exclusionnary radical feminist ». Ce courant ne reconnaît pas les femmes trans comme des femmes à part entière et les excluent des combats féministes en considérant que la figure de la transsexuelle finira par éclipser celle de la femme cisgenre. Le fait que la « femme enceinte » soit désignée par une terminologie plus inclusive comme « personne gestatrice » est considéré par ce courant du féminisme comme une déposition de ses luttes. D’autres interrogations ont également surgi, notamment quant à la classification des genres pour les compétitions sportives, pour l’accès aux toilettes publiques ou la répartition des personnes en prison.

Existe-t-il d’autres pays qui autorisent l’autodétermination du genre par le biais d’une simple déclaration administrative ? Qu’en est-il de la France ?

Contrairement au droit français pour qui l’intervention judiciaire et la preuve du changement de prénom et de l’apparence du sexe revendiqué sont toujours nécessaires, le projet de loi espagnol adopte la théorie de l’autodétermination qui laisse entre les mains de l’individu concerné la décision de modifier son état civil sans aucune condition. Le projet de loi suit, en ce sens, les Principes de Jogjakarta (ONU 2007) selon lesquels « l’identité de genre est comprise comme faisant référence à l’expérience intime et personnelle de son genre faite par chacun, qu’elle corresponde ou non au sexe assigné à la naissance, y compris une conscience personnelle du corps (qui peut impliquer, si consentie librement, une modification de l’apparence ou des fonctions corporelles par des moyens médicaux, chirurgicaux ou autres) et d’autres expressions du genre, y compris l’habillement, le discours et les attitudes ». De même, dans un rapport commandé par la Commission européenne, il est indiqué que « le genre renvoie à la perception et à l’expérience subjectives qu’ont les personnes de la masculinité et de la féminité ainsi qu’à la construction sociale qui assigne certains comportements aux rôles masculins et féminins ».

L’Argentine avait ouvert la voie avec la Loi n° 26.743 du 23 mai 2012, établissant le droit à l’identité de genre. Selon son article 2 : « On entend par identité de genre l’expérience intime et personnelle de son genre vécue par chacun, qu’elle corresponde ou non au sexe assigné à la naissance, y compris la conscience personnelle du corps. Celle-ci peut impliquer, si consentie librement, une modification de l’apparence ou des fonctions corporelles par des moyens pharmacologiques, chirurgicaux ou autres. Elle implique aussi d’autres expressions du genre, y compris l’habillement, le discours et les manières de se conduire ». En 2014, le Danemark a été le premier pays européen à accorder le droit à l’autodétermination de l’identité des personnes transgenres. Une grande majorité des pays d’Europe de l’Ouest lui ont ensuite emboîté le pas, comme Malte, la Suède, l’Irlande, l’Islande, la Norvège, la Suisse, le Portugal, la Belgique ou la Grèce.

La France permet depuis 2017 aux personnes transgenres de modifier leur état civil sans avoir « à justifier de traitements médicaux, opération chirurgicale ou stérilisation », mais moyennant une procédure devant les tribunaux. En ce sens, il s’agit d’une autodétermination relative.

Enfin, comme le note N. Molfessis, l’état civil perd progressivement sa fonction de police civile pour devenir l’espace de l’autodétermination. Désormais, « c’est l’individu que fait foi de lui-même ».

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