Par Benjamin Fiorini – Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris 8
Dans le cadre de l’examen d’une proposition de loi du groupe Renaissance visant à instaurer une peine d’inéligibilité obligatoire contre les auteurs de violences, le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, a provoqué de nombreuses réactions après avoir adressé plusieurs bras d’honneur à l’encontre du président du groupe Les Républicains, Olivier Marleix. Le garde des Sceaux a affirmé qu’il s’agissait de « bras d’honneur à la présomption d’innocence ». Olivier Marleix venait de rappeler la « mise en examen pour prise illégale d’intérêts » d’Éric Dupond-Moretti.

Des gestes qui, pour Benjamin Fiorini, peuvent être qualifiés d’outrage et être portés devant la Cour de justice de la République.

Le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, peut-il s’exposer à des poursuites pour avoir effectué plusieurs bras d’honneur dans l’hémicycle, en réaction aux propos tenus par le président du groupe Les Républicains ? Sur quel(s) fondement(s) ?

Les faits commis par le garde des Sceaux – deux bras d’honneur reconnus, et même un troisième si l’on visionne les images filmées dans l’Hémicycle – sont susceptibles d’être qualifiés d’outrage. En effet, l’article 433-5 du Code pénal prévoit que « constituent un outrage puni de 7 500 euros d’amende les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l’envoi d’objets quelconques adressés à une personne chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie ».

Ainsi, pour que l’infraction d’outrage soit caractérisée par un geste, plusieurs éléments doivent être réunis. Sur le plan matériel, il faut que ce geste ait un caractère public, qu’il soit adressé à une personne chargée d’une mission de service public, et qu’il soit de nature à atteindre la dignité ou au respect attaché à la fonction de cette personne. Sur le plan psychologique, il est nécessaire que l’auteur du geste ait conscience de son caractère outrageant, et qu’il sache que la personne à laquelle il adresse ce geste est chargée d’une mission de service public.

En l’occurrence, les bras d’honneur ont bien été commis en public, à l’occasion d’une session de questions au Gouvernement. Ils semblent avoir été effectués en direction du député Olivier Marleix, président du groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale, lequel se trouvait dans l’exercice de ses fonctions. Or, les fonctions de parlementaires sont rattachables à la catégorie de « personne chargée d’une mission de service public », que le magistrat M. Vincent Delbos définit dans le répertoire Dalloz consacré à l’outrage comme « la personne qui, sans avoir reçu un pouvoir de décision ou de commandement découlant de l’autorité publique, est chargée d’accomplir des actes ou d’exercer une fonction dont la finalité est de satisfaire à un intérêt général ». En outre, il serait difficile de soutenir que les gestes du garde des Sceaux n’avaient pas de caractère outrageant, qu’il n’aurait pas eu conscience de ce caractère, ou encore qu’il ignorait les fonctions du député Olivier Marleix…

Pris sur le fait, le ministre de la Justice a indiqué à la représentation nationale que ses gestes ne visaient pas le président du groupe Les Républicains, mais « la présomption d’innocence » que ce dernier aurait foulée aux pieds lors de sa prise de parole – ce qui est d’ailleurs inexact. Sur ce point, il faut rappeler que selon une jurisprudence constante, la provocation invoquée par la personne poursuivie pour outrage ne constitue pas une excuse susceptible de l’exonérer de sa responsabilité pénale (Cass. Crim., 20 mars 1963). En outre, le fait que le bras d’honneur vise les propos et non la personne – ce qui relève plutôt du mobile – n’a pas d’incidence sur la caractérisation de l’infraction d’outrage ; on imagine mal, par exemple, un individu adressant un bras d’honneur à des policiers échapper à la condamnation de ce chef, au motif qu’il ne visait pas les policiers mais seulement leurs propos…

Ainsi, tous les éléments constitutifs de l’infraction d’outrage pourraient être caractérisés.

Ces gestes peuvent-ils être portés devant la Cour de justice de la République ?

Oui, d’un point de vue juridique, cela ne fait aucun doute. L’article 68-1 de la Constitution prévoit que « les membres du Gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés de crimes ou délits au moment où ils ont été commis ». Le même article ajoute que ces crimes et délits sont jugés par la CJR, laquelle est liée par les qualifications pénales qui résultent de la loi.

Or, au sens de la loi, l’outrage constitue un délit, et non une simple contravention, puisque la peine d’amende encourue pour cette infraction (7.500 €) est supérieure à celle encourue pour les contraventions (1.500 € maximum pour les contraventions de 5ème classe, voire 3.000 € en cas de récidive comme le prévoit l’article 131-13 du Code pénal).

Les bras d’honneur reprochés au garde des Sceaux sont donc susceptibles de revêtir une qualification délictuelle. En outre, ils ont manifestement été commis dans l’exercice de ses fonctions, à l’occasion d’une séance de questions Gouvernement. Il s’ensuit que la CJR serait pleinement compétente pour connaître ces faits.

Qui pourrait être à l’initiative d’une poursuite judiciaire à l’égard du garde des Sceaux ?

Les règles relatives à l’ouverture d’une procédure devant la CJR sont prévues par la loi organique n° 93-1252 du 23 novembre 1993. Il ressort de ce texte que deux personnes sont susceptibles d’initier les poursuites.

Premièrement, la procédure peut être engagée par la victime – en l’occurrence, le député Olivier Marleix. En effet, l’article 13 de la loi organique prévoit que la commission des requêtes près la CJR peut être saisie d’une plainte portée auprès d’elle par la « personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit commis par un membre du Gouvernement dans l’exercice de ses fonctions ». Une fois la plainte déposée auprès de la commission des requêtes – laquelle est composée de trois magistrats du siège à la Cour de cassation, de deux conseillers d’Etat et de deux conseillers maîtres à la Cour des compte –, celle-ci apprécie les suites devant être données après avoir, le cas échéant, fait procéder à toutes les investigations utiles. Si la commission des requêtes considère que les faits dont elle est saisie sont susceptibles de revêtir une qualification pénale, elle ordonne la transmission du dossier au procureur général près la Cour de cassation, afin qu’il saisisse la commission d’instruction de la CJR.

Secondement, la procédure peut être initiée par le procureur général près la Cour de cassation – actuellement, François Molins. Selon l’article 17 de la loi organique, il lui est possible d’agir d’office en saisissant la commission d’instruction de la CJR, à condition d’avoir recueilli au préalable l’avis conforme de la commission des requêtes. En pratique, l’action d’office du procureur général près la Cour de cassation n’a d’utilité que si la victime ne porte pas plainte.

Au bout du compte, la question qui se pose est la suivante : l’une de ces deux personnes prendra-t-elle l’initiative d’agir pour porter l’affaire devant la CJR ? S’agissant du député Olivier Marleix, la question se pose surtout en termes de stratégie politique. Si l’intéressé n’a pas évoqué cette hypothèse jusqu’alors, brandir la menace d’une telle plainte accentuerait la pression sur un garde des Sceaux déjà fragilisé, et inciterait certainement la Première ministre à prendre à son encontre des sanctions plus sévères.

S’agissant de François Molins, la situation est également complexe. Ses relations institutionnelles avec Eric Dupond-Moretti étant marquées par les tensions, une initiative visant à le poursuivre devant la CJR pourrait être interprétée comme la traduction d’une rivalité personnelle. D’un autre côté, l’absence d’action pourrait donner l’impression d’une impunité concernant le garde des Sceaux, alors que de nombreuses personnes sont poursuivies (et condamnées) chaque année pour des gestes identiques, parfois en s’appuyant sur une circulaire du 7 septembre 2020, signée par Eric Dupond-Moretti et visant à réprimer fermement ce type d’actes commis contre les élus. Le principe d’égalité des citoyens devant la justice pourrait ainsi être remis en cause.

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