Par Guillaume Dezobry, Maitre de conférences en droit public à l’Université d’Amiens et Marjolaine Germain-Letaleur, avocats du cabinet FIDAL
Afin de faire face à l’augmentation vertigineuse des prix de l’électricité sur les marchés de gros et d’en limiter la répercussion sur les consommateurs finaux, le Gouvernement a adopté un décret et un arrêté permettant d’augmenter le volume d’électricité que les fournisseurs alternatifs peuvent acheter auprès d’EDF à un prix régulé dans le cadre du dispositif de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH).
Le 5 mai 2022, le juge des référés du Conseil d’Etat a rejeté les demandes de plusieurs syndicats d’EDF visant à obtenir la suspension de l’exécution de ces deux actes administratifs, considérant que la condition liée à l’urgence n’était pas remplie.
Pourquoi EDF doit-il faire profiter d’autres fournisseurs d’un tarif régulé et en quoi l’augmentation du plafond des volumes alloués permet-il de répondre à la flambée des prix sur les marchés de gros ?
Lors de l’ouverture à la concurrence du secteur de l’électricité, les autorités françaises ont fait le choix de ne pas remettre en question la gestion unifiée du parc nucléaire exploité par EDF, ni la possibilité pour la branche fourniture d’EDF de commercialiser directement l’électricité produite auprès de ses clients.
Dans une telle configuration, la détention par le seul opérateur historique (EDF) de l’actif de production le plus compétitif – car largement amorti à la date de l’ouverture à la concurrence du secteur de l’électricité – et pouvant produire l’équivalent de 80% des volumes consommés en France, a été très vite perçue comme un obstacle au développement de la concurrence.
Afin de corriger cette défaillance de marché, il convenait d’imaginer un dispositif permettant le développement de la concurrence tout en garantissant que les consommateurs continuent à bénéficier de la compétitivité du parc nucléaire historique, quel que soit leur fournisseur.
C’est dans des conditions que l’ARENH est entré en vigueur en 2011. En application de ce dispositif, les fournisseurs alternatifs peuvent acheter auprès d’EDF des volumes d’électricité à un prix régulé (42 euros/MWh) représentant environ 70% de la consommation de leur portefeuille de clients en France. Les 30% restant doivent être achetés sur le marché de gros à un prix généralement plus élevé. Ce dispositif est toutefois assorti d’une limite quantitative puisque le volume total d’électricité pouvant être acquis par l’ensemble des fournisseurs alternatifs au titre de l’ARENH ne peut dépasser les 100 TWh, hors mesures spécifiques telles que celles contestées.
Or, depuis 2019 on observe que les parts de marché des fournisseurs alternatifs se développent et que les volumes totaux commandés auprès d’EDF ont dépassé le plafond de 100TWh ce qui a entraîné une augmentation de la part de l’électricité devant être achetée sur le marché de gros à un prix, en principe, bien supérieur à celui de l’ARENH. Au lieu de couvrir 70% de la consommation de leurs clients avec des volumes achetés dans le cadre du dispositif ARENH, les fournisseurs alternatifs ne peuvent aujourd’hui couvrir qu’environ 60% des demandes reçues.
Ce phénomène qui s’amplifie pénalise les consommateurs d’électricité. Si ce surcoût a pu être estimé à environ 3 euros/MWh pour 2019 (voir Rapport ARENH 2020.pdf, p. 14), il pourrait se chiffrer à plusieurs dizaines d’euros pour l’année 2022 en raison de la flambée des prix sur les marchés de gros. De telles augmentations affectent très significativement la compétitivité de l’industrie française. Pour le Gouvernement français, il devenait indispensable de trouver un moyen de limiter ces hausses et l’une des solutions consistait, logiquement, à relever le plafond.
Pourquoi les syndicats d’EDF sont-ils montés au créneau pour demander la suspension de la décision du Gouvernement ?
Cette décision du Gouvernement a été prise alors que les fournisseurs avaient déjà acheté les volumes hors dispositif ARENH sur les marchés de gros et qu’EDF avait déjà vendu sur les marchés de gros ou de détail la production d’électricité du parc nucléaire restante pour l’année 2022.
Pour mettre en œuvre la mesure gouvernementale, le dispositif imaginé consiste à imposer à EDF de racheter une partie des volumes vendus aux fournisseurs alternatifs hors dispositif ARENH au prix moyen observé sur le mois de décembre 2021 – soit 256,98 euros/MWh – et à les revendre à ces mêmes fournisseurs à 46,2 euros/MWh. La répartition des 20TWh d’électricité supplémentaires se traduit donc par un dispositif financier consistant pour EDF à rembourser aux fournisseurs alternatifs la différence entre le prix de marché qu’ils ont payé et le prix de cession de 46,2 euros/MWh fixé par arrêté de ces volumes supplémentaires.
La mise en œuvre de cette mesure se traduit par un transfert financier d’environ 4 milliards d’euros d’EDF vers les fournisseurs alternatifs afin qu’ils en fassent bénéficier leurs consommateurs. C’est précisément ce motif financier qui a été mis en avant par les syndicats d’EDF pour justifier l’urgence à suspendre la mesure contestée et l’atteinte qu’elle peut faire peser sur les finances de l’opérateur. Le Conseil d’Etat rejette cet argument estimant que les requérants ne justifient pas du caractère suffisamment grave et immédiat de la mesure sur les intérêts patrimoniaux d’EDF.
C’est bien ici que se trouve le cœur du sujet : la mesure vise à organiser un partage de la rente du nucléaire entre EDF et les consommateurs français par l’intermédiaire des fournisseurs. La mesure est conçue comme un moyen (i) de préserver la compétitivité de l’industrie française en limitant les augmentations des prix de l’électricité et (ii) de garantir des prix qui reflètent davantage la compétitivité du mix électrique français largement décarboné.
Les intérêts qui sont en jeu dans cette affaire ressortent très bien des demandes d’intervention qui ont été adressées au Conseil d’Etat. Parmi ces demandes, on relèvera la forte représentation des associations protégeant les intérêts des consommateurs : l’UNIDEN, le CLEEE ou encore l’UFC-Que Choisir. Ces interventions concluent, sans surprise, au rejet des requêtes déposées par les syndicats d’EDF.
Que peut-on attendre de la procédure au fond devant le Conseil d’Etat ?
A ce stade, il semble que l’argumentation tourne principalement autour de la non-conformité des actes attaqués aux règles applicables en matière d’aides d’Etat.
A cet égard, plusieurs observations. D’abord, concernant la décision de la Commission européenne du 12 juin 2012 invoquée, il est important de rappeler que cette décision ne concernait que l’examen de la compatibilité des tarifs réglementés jaunes et verts (c’est-à-dire ceux s’appliquant aux clients professionnels) qui ont été supprimés dès 2015. Ces tarifs ayant disparu, il n’est pas évident qu’une modification du plafond puisse affecter rétroactivement leur compatibilité pour les années 2012 à 2015.
Ensuite, la Commission n’a pas eu à connaitre du régime applicable en cas de dépassement du plafond dont le détail n’était pas précisé par les autorités françaises. Or, sur le plan de la conformité au droit de la concurrence, l’obligation faite à EDF – opérateur en position dominante – d’augmenter significativement ses offres de marché afin de répercuter l’écrêtement alors même qu’il ne subit aucune augmentation de ses coûts de production soulève une question inédite.
Enfin, concernant le point de savoir si le dispositif lui-même peut être qualifié d’aide d’Etat, il faut noter que l’accès à une ressource indispensable et non réplicable à un prix reflétant les coûts n’a jamais été considéré comme constituant une aide d’Etat, ni pour le titulaire de la facilité ni pour le bénéficiaire de l’accès. Au-delà des questions portant sur les aides d’Etat, cette procédure pourrait être l’occasion de clarifier la nature de la défaillance de marché que l’on cherche à corriger et de rouvrir la question de l’opportunité d’un accès limité en volume.
Tant que les demandes d’ARENH restent inférieures au plafond, le dispositif permet d’atteindre les deux objectifs fixés : (i) créer les conditions permettant le développement de la concurrence et (ii) assurer aux consommateurs des offres de fourniture reflétant la compétitivité du parc nucléaire français. En revanche, dès que le plafond est dépassé, le dispositif se retourne contre les consommateurs et se traduit par une augmentation généralisée des prix au bénéfice de l’opérateur historique dans la mesure où « plus EDF perd de parts de marché dans le domaine de la fourniture, plus les revenus d’EDF tirés de la production électronucléaire augmentent » (CRE, Rapport ARENH 2020.pdf, p.21).
Au final, les enjeux que soulève cette affaire dépassent la question des 20TWh additionnels et posent la question de savoir si les consommateurs français doivent pouvoir continuer à bénéficier de la compétitivité du parc de production nucléaire et, si oui, dans quelles conditions.